À l’instar de plusieurs monstrations réalisées avant elle, Algérie mon amour. Artistes de la fraternité algérienne, 1953-2021, ne déroge pas aux récurrentes imbrications symboliques faisant étroitement cohabiter les manifestations culturelles avec les événements historico-mnémoniques.
Aussi, c’est le jour anniversaire de la signature des accords d’Évian (18 mars 1962) que s’ouvrira, conformément aux célébrations annuelles revisitant la fin de la guerre d’Algérie, une exposition réunissant 36 œuvres de 18 peintres issus de trois générations différentes et de la collection du galeriste Claude Lemand. Dans l’entretien “Algérie, une histoire de l’art et de mémoire”, accordé le 23 mars 2022 à la radio “France Culture” (avec Chloë Cambreling, l’interlocutrice de l’émission “La grande table culture”), ce dernier revenait sur un commissariat qui, effectif jusqu’au 31 juillet, revendique « un art réconciliateur des mémoires» apte à rallier les âmes sensibles et à outrepasser les préjugés. L’énoncé du texte de présentation démontre que ce franco-libanais s’est largement inspiré du double rendez-vous Peintres algériens étrenné le 31 octobre 1963 à la salle İbn Khaldoun puis le 15 avril 1964 au Musée des arts décoratifs de Paris (voir à ce sujet la contribution Les palliatifs “âmes-mnésiques” d’Algérie mon amour).
Si dans le dossier de presse distribué lors du vernissage (17 mars 2022), Lemand avançait par erreur que le premier accrochage épaulé par le poète Jean Sénac eu lieu au Musée des Beaux-Arts d’Alger (MNBA), c’est parce que les supports didactiques foisonnent d’approximations, qu’aucun ouvrage conséquent ne s’impose en tant que source(s) fiable(s). D’ailleurs, le vertueux donateur déclarait péremptoirement au sein dudit interview et, là aussi maladroitement, que « Quand Boumediène a fait son coup d’État en juin 65 pour renverser Ben Bella, il sait totalement séparé de la France ; il n’avait aucune amitié pour ce pays mais les artistes non pas suivi, ils n’ont jamais accepté, sauf les mauvais, d’être des propagandistes pour le régime ».
Or, les illustrations de M’Hamed İssiakhem en faveur de la Révolution agraire ou ses interventions mouvementées au sein de l’Union nationale des arts plastiques (UNAP) démentent cette autre fausse assertion. De plus, l’association syndicale citée (UNAP) ne fut qu’une pâle copie de celles montées en ex-URSS, un rassemblement soudainement plébiscité dans le souci de mettre parallèlement fin à la prometteuse “Galerie 54” du sis 55 rue Larbi Ben M’hidi, le furtif espace « (…) de recherche et d’essai en contact permanent avec le peuple » (Jean Sénac, in texte expo collective, 28 mai.1964).
Les Regard sur l’Algérie que propose tout au long de l’année 2022 l’İnstitut du monde arabe (İMA) doivent servir à régler la mire de manière à ne plus proroger les énièmes pseudo certitudes, laisser le champ libre à des spécialistes de substitution qui, faute de contradicteurs, cultivent la confusion là où règne déjà de fortes incomplétudes.
En offrant depuis 2018 environ 1.500 œuvres (peintures, sculptures, dessins, livres d’artiste estimés à 35 millions d’euros) à l’İMA, Claude Lemand devenait l’incontournable gestionnaire de ballades temporelles à donc concevoir en tant qu’approfondissement et correctif de l’historiographie artistique, qu’indispensables ponctuations constitutives (paraît-il ?) de l’enregistrement du fonds de dotation.
Concourant ainsi à financer des recherches fouillées, à éditer des opus exhaustifs, à mener des actions pédagogiques, les médiums généreusement attribués augmentaient de deux tiers la collection d’art moderne ou contemporain et bousculaient simultanément la disposition muséographique (jusque-là axée sur des périodes antérieures) de l’İnstitut du monde arabe (İMA). D’où la nécessité de repenser totalement des surfaces encore agencées selon d’étriquées thématiques sociétales ou culturelles, d’attribuer à l’institution parisienne des canaux de compréhension plus en phase avec une dynamique intellective à même de propulser le bâtiment de Jean Nouvel à l’échelle des grands musées, de le déloger du statut de centre culturel à l’unique enveloppe patrimoniale, de pallier efficacement à ses limites conviviales et boursières.
Juridiquement fondation de droit privé, l’İnstitut du monde arabe (İMA) devait dès le départ (1987) fonctionner avec un budget assuré du côté français à hauteur de 60%, le surplus (40%) incombant à 21 pays de la Ligue arabe. Seulement, la majorité de ceux-ci ayant souvent oublié d’honorer leur quotepart, le Quai d’Orsay comblera constamment le manque en mettant la main à la poche (12 millions d’euros annuels). Le ministère français des Affaires étrangères viendra de la sorte au secours d’une organisation internationale où siègent des ambassadeurs d’États arabes en vérité peu enclins à collaborer avec le gouvernorat hexagonal. Contraint fin 1990 de saborder l’ossature bicéphale, le président Camille Cabana réclamera (au titre de solde de tous comptes) aux concernés des arriérés (39 millions d’euros), les placera au sein d’une caisse allocataire dont les intérêts annuels de 02 millions d’euros permettront de disposer d’un fonds de roulement toutefois insuffisant pour boucher les trous du constant déficit creusé entre 1991 et 2005. Suivies de plans sociaux, les carences monétaires furent telles (34 millions d’euros non versés par les membres arabes fondateurs) que la pérennité même de l’İnstitut se posait dès l’année 2006.
Nommé à sa tête le 1er février 2007, Dominique Baudis sera secondé d’un directeur général adjoint doté cette fois de réelles compétences managériales et capable de résorber résolument une « quasi cessation de paiement » mentionnée au sein du bilan d’Adrien Gouteyron ; le rapporteur spécial de la mission “Action extérieure de l’État” (dépendante de l’İnspection générale des finances) dénonçait quinze mois plus tard la chaotique stratégie de gestionnaires titularisés d’après des considérations politico-diplomatiques, recommandait des critères en adéquation au nécessaire équilibre bancaire, de repositionner un établissement essentiel aux échanges culturels. Son suppléant Alain Pichon, le président de la 4ème chambre de la Cour des comptes, échafaudera le 27 mai 2008 un plan de survie en mesure de solutionner les défaillances et dérives, de pousser à « une redéfinition des objectifs (…) et un examen sans tabous » (in rapport parlementaire “Réussir le sauvetage de l’İnstitut du monde arabe, 103 p, Sénat Collection, mai 2008).
L’heure des constats et contrats raisonnés étant venue, la remise à flot concernera d’emblée la réduction des dépenses courantes ou coût de fonctionnement, le développement des ressources propres ou recettes variables tirées des divers spectacles (concerts, festivals etc…), de l’exploitation du restaurant, de la billetterie et de la privatisation ou location des espaces. La clarification des moyens, des ambitions et du rôle à attribuer à la bibliothèque puis au musée se rapportait concomitamment à l’accroissement du mécénat et des philanthropes, à l’élargissement de la programmation artistique et de la politique d’acquisition d’œuvres, à la réduction du personnel, agents ou équipes à mieux coordonner en fonction des opérations et valorisations culturelles requises (particulièrement envers les contributeurs des pays du Golfe).
L’application fructueuse du projet d’entreprise (2008-2009-2010) signé entre l’İnstitut du monde arabe (İMA) et le ministère des Affaires étrangères dépendant néanmoins toujours du mode de répartition de la clef d’investissement (que s’adjugera encore la Ligue arabe) et d’autre part des récursifs frais ou coûts (rémunération des 120 permanents, dépenses de sécurité et d’entretien), l’absence d’argent restera problématique au stade d’une institution « dans un état préoccupant : manque de vision, déséquilibre financier, avenir incertain » signalera ensuite Jack Lang. En poste depuis 2013, le coopté de François Hollande désirera dès lors impulser un nouvel élan au cœur d’une maison pionnière dans l’éclairage de travaux contemporains du Monde arabe mais à la fréquentation baissière en 2014 puis 2015 (respectivement 01 million et 757. 000 visiteurs), année pendant laquelle sera enregistrée une perte de 2,5 millions d’euros.
Le nombre de spectateurs chutant pareillement en 2017, l’ex-ministre de l’Éducation nationale cherchera d’autres bienfaiteurs, lèvera 16 millions d’euros auprès de sociétés françaises ou étrangères et 17 chez les argentiers du Koweït, Qatar et de l’Arabie Saoudite. Reconduit pour trois ans juste avant la présidentielle de 2017, il espérait des suppléments sonnants et trébuchants venus d’Algérie, cela dans l’optique de réussir en 2019 (cette année-là le ministère français des Affaires étrangères assumait la moitié du budget de 23 millions) une vaste exposition autour de la création contemporaine de ce pays. Pour cela, il comptait sur l’expérimenté Claude Mollard, autrefois en charge du Centre national des arts plastiques (CNAP) où se déroulait en 1986 l’exposition Algérie, peinture des années 80. Celui qui à ce moment-là militait contre l’hégémonie des arts mainstreams et une « (…) société de pur spectacle dans laquelle le public serait condamné à admirer les œuvres plus ou moins bien comprises de quelques artistes déifiés » (Claude Mollard, in La passion de l’art, La Différence, 1986) accueillait Malek Salah, Denis Martinez, Samta Benyahia, Larbi Arezki, Choukri Mesli, Akila Mouhoubi et Hellal Zoubir Mahmoud, sept invités adoubés comme les plus féconds de l’autre rive et cependant très à l’étroit au milieu de l’endroit réservé. Exigu, il contractait une présence apparue insignifiante, un effet accentué par un bref aperçu épistolaire négligeant les réquisits de retour aux valeurs naturelles et instinctives, d’exaltation du paganisme et d’holisme mythologique, zappant la vitalité d’un particularisme iconographique imbibé de pensée soufie, de ritualisme maraboutique ou de mystique musulmane. Pour identifier leur désenclavement spirituel, il aurait fallu que leur identification de créateurs repose là aussi sur une historiographie artistique interactive élaborée par des universitaires critiques ou collaborateurs analytiques censés les extraire de l’également confiné circuit politico-diplomatique. Déjà intégrés à ce genre de schéma mental, Denis Martinez et Choukri Mesli participent trente-six années après (le premier en chair et en os, le second à titre posthume) à une fusion affectueuse (celle de l’İMA) en communication ombilicale avec un large dispositif commémoratif.
Claude Mollard, qui envisage avec Jack Lang de faire de l’édifice de la place Mohammed V (érigé entre le quai Saint-Bernard et la faculté de Jussieu) « l’un des plus importants musées des arts du Monde arabe », collabore à son rayonnement, à l’acquisition supplémentaire d’œuvres ou collections d’artistes modernes et contemporains de la deuxième moitié du XXe siècle, guide la diffusion de catalogues de meilleure qualité ; nonobstant, ses focus ou affichages n’ont pas vocation à compléter des cérémonials ou glorifications historico-mnémoniques. Provenant de 94 intervenants, le fonds ou donation Claude & France Lemand a renfloué de près de deux tiers le dépôt réservé aux protagonistes les plus vivants ou innovants, parmi lesquels se trouvent des acteurs du dialogue amorcé à Paris entre l’Orient et l’Occident.
L’interlocution articule une attractivité que ne rendra pas vraiment perceptible la scénographie privilégiée au sous-sol de l’İnstitut du monde arabe (İMA), un niveau dégageant (à notre avis) encore une fois des sensations trop claustrophobes pour pouvoir illuminer les intensités plastiques d’œuvres complétant un déjà-là conservatoire et à ce titre susceptibles d’être prêtées à d’autres pôles culturels.
Ce type de croisement institutionnel entraînera un supplément appréciable d’interprétations épistolaires si et seulement si il ne se concrétise pas prioritairement en marge de solennités emblématiques (en relation intrinsèque avec l’İndépendance, l’hyper nationalisme chauvin, la manipulation de la mémoire à des fins d’accès ou de maintien au pouvoir), ne sert pas conjointement de prothèse protocolaire à des négociations ou accords de coopération signés entre la France et l’Algérie à l’occasion par exemple de Comités intergouvernementaux de haut niveau (CİHN).
C’est cependant en amont de ce genre de réunion que les plus lucidement impliqués ont à persuader les décideurs des deux bords, à convaincre notamment les opérateurs intermédiaires (ceux de l’İMA, du ministère français de la Culture, de laboratoires associés ou universités jumelées) de faire débloquer les euros facilitant l’émergence de la structure de recherche où seraient rassemblés (de préférence en France) tous les écrits, livres, essais recueils, courriers, photographies et films ; un “Comité histoire de l’art Algérie” se verrait ainsi confier la publication de pertinentes réflexions émancipées du corpus politique ou matrice partisane.
Sans cela, nul doute que les approches dialectiques auront beaucoup de mal à s’affranchir des postures aliénantes et conciliantes, que les artistes, directement ou indirectement convoqués, demeureront les appendices iconiques de tel ou tel entendement exogène. Plutôt que de reconnaître l’apport éducatif du texte “Les palliatifs âmes-mnésiques d’Algérie mon amour“, Claude Lemand retiendra (peut-être à cause d’infiltrés influenceurs) sa teneur polémique (terme usité en guise de raccourci, de façon à éluder de fâcheuses réalités), ajoutant à la suite que l’exposition était initialement prévue en 2019-2020 au bénéfice de la création contemporaine algérienne. Oui, lui dirais-je (le mardi 05 avril 2022) au téléphone, « mais il se trouve qu’elle a bien lieu en conjonction calendaire avec la signature des accords d’Évian ». En venant agrémenter des festivités toutes acquises au 60ème anniversaire de l’indépendance algérienne, l’actuel projet paraît d’autant plus “déviants” qu’il efface même du prompteur la confluence Orient-Occident que le souteneur souhaite pourtant promouvoir.
Son vœu pieux d’expositions monographiques (temporaires ou permanentes) destinées à mettre en exergue les œuvres majeures de personnalités marquantes, vouées à satisfaire la curiosité des publics (jeunes ou adultes) originaires ou non d’Algérie, a pour corollaire des dispositions professorales qui incitent à l’étude d’une histoire de l’art taraudée, complétée et augmentée grâce à l’essor d’éditions originales. Elles parachèveront la fonction qualifiante à allouer à une structure voulue prestigieuse. İl s’agit là d’une véritable “trans-mission” égale à celle qu’entamera Jean de Maisonseul dès sa désignation comme administrateur du Musée national des Beaux-Arts d’Alger (MNBA).
En achetant ou en retenant fin 1962 des toiles de Denis Martinez, Choukri Mesli, İsmaïl Samsom et Mohamed Khadda, le pied-noir institutionnalisait une modernité artistique, attribuait un début d’autonomisation au champ concerné puisqu’il assistait la transition du mode social d’existence et de visibilité de la peinture expressionniste, naïve ou de l’abstraction lyrique.
İl conditionnait des réputations, soumettait des certitudes sur des productions et expressions dites informelles ou semi-réalistes contestant pour certaines l’académisme ou le néo-orientalisme triomphant. Se rattachant à la collectivité, les tableaux sont des objets de la vie sociale, des produits du partage commun qui obligent à prendre en considération les aspects positifs ou négatifs de leur(s) réception(s). Destinés avant tout à être vus, ils renvoient à autre chose qu’eux-mêmes, transcendent les individus et les séparent aussi, singulièrement lorsque la description ajoutée trace une frontière mentale. Tout contenu discursif assure cependant le positionnement d’un créateur dégagé de son groupe d’appartenance, sorti du lot global des prétendants. Via ses désignations réfléchies, Jean de Maisonseul lui garantissait une valeur patrimoniale, la certifiait par l’autorité de ses conventions et taxinomies, des aptitudes hélas vaines tant les exigences introduisant une aura et des éléments concurrentiels entre artistes devaient être abolies au nom de l’éthique de communauté, de la négation d’un esprit compétitif risquant de nourrir les prétentions individualistes. De là, l’éclosion de l’Union nationale des arts plastiques (UNAP) annihilant au printemps 1964 l’essor du marché de l’art, lequel ne s’en est semble-t-il toujours pas remis.
Les tractations et fluctuations économiques sur les goûts esthétiques sont possiblement les balanciers de l’aléatoire ou de l’enrichissement mais elles gagent de la libre circulation des œuvres. Si la sanctuarisation de celles-ci au sein de l’İnstitut du monde arabe (İMA) équivaut à définitivement les extraire de la bulle spéculative, le poids idéologique que peut y exercer à un moment donné une contrée arabe pécuniairement coopératrice (en l’occurrence l’Algérie) sur le commentaire qui les accompagne faussera la grille de lecture. On comprend mieux dès lors pourquoi l’espéré, voire l’improbable, “Comité histoire de l’art Algérie” n’aura aucune assise au Musée national des Beaux-Arts d’Alger (MNBA) où sa directrice Dalila Mahammed-Orfali évite systématiquement de recevoir les doctorants se déplaçant à partir de l’Hexagone et d’Europe.
Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art et de la culture.