Le texte çi dessous de Khadda Mohamed est précédé par un écrit d’Anna Gréki, titré “un acte de foi” et qui a été écrit en janvier 1965 et devait servir de préface à une exposition. Le texte a paru dans l’hebdomadaire « Révolution Africaine » du 27 juin 1964. Au verso de la couverture (voir çi dessous) est inscrit :
«Cette plaquette a été
réalisée à l’occasion
de l’exposition de peinture
de Mohamed Khadda
– Galerie Pilote –
Alger Mars-Avril 1966 »
Le texte d’Anna Gréki sera publié ultérieurement.
POUR UN DIALOGUE
Avec la faillite du colonialisme s’écroulent des valeurs que nous a léguées la vieille Europe. Notre pays s’engage dans la voie du socialisme, l’artiste, comme l’ouvrier et le paysan, se doit de participer à l’édification de ce monde nouveau où l’homme n’exploitera plus l’homme.
A l’artiste-peintre (comme aux autres créateurs) beaucoup de questions se posent ou sont directement posées. Qu’apporte la peinture au peuple, à la révolution, au socialisme ?
Nous tenons ici un dialogue, notre but est d’intéresser, de vulgariser un art qui jusqu’ici ne concernait qu’une « élite » et que nous voudrions pour le plaisir du plus grand nombre.
DU REALISME SOCIALISTE
Dans la fièvre de la construction du premier Etat socialiste, toute une génération d’artistes fut sacrifiée, des peintres de génie (Kandinsky, Larionov, Chagall) prirent le chemin de l’exil, l’art sombra dans le plus ridicule des académismes : tel est le bilan de 40 ans de « réalisme » en pays socialiste.
On prétendit que l’œuvre d’art devrait servir la révolution et à partir de ce postulat, s’est créé un climat de contrainte. Les artistes peignirent des constructeurs de barrages souriants, des héros transfigurées. L’utilité de l’art devint le critère numéro un. La lisibilité obligatoire de l’œuvre embourba encore le char dans le conventionnel. On parla du peule et, la démagogie aidant, on peignit « populiste » flattant ainsi les petits sentiments d’un grand peuple. Paradoxalement l’idéalisme supplanta la réalité. La peinture s’enferma dans un réseau inextricable de préceptes, de canons qui n’eurent rien à envier à ceux de la Grèce antique.
Le socialisme croula alors sous des fresques géantes qui n’étaient que des affiches de mauvais goût. Nos amis soviétiques ont reconnu leurs erreurs et depuis plusieurs années entreprennent un travail courageux de rectification.
Nous nous devons de tirer les leçons de cette expérience. C’est une erreur que de confondre art et éducation et d’exiger d’une œuvre d’art une rentabilité immédiate, car à peintre un champ de blé, l’artiste n’explique pas la moisson.
ART D’AGITATION
Il faut distinguer l’art de « l’agitation » qui, elle, sert directement et dans l’immédiat la politique du gouvernement populaire. L’art d’agitation, c’est l’affiche, l’illustration, le slogan mobilisateur. L’œuvre dans ce cas doit signifier dans l’instant, être lisible et retenir, attirer et convaincre. L’agitation n’a pour muse et inspiration que les mots d’ordres politiques, c’est l’art de l’utilité sociale, d’une grande envergure, mais limité dans le temps comme le mot d’ordre qui l’engendre.
Il nous faut citer toutefois des réussites exceptionnelles où l’agitation se dépasse et devient du grand art. Nous pensons au Mexicain David Alfaro Siqueiros, à ses fresques titanesques, à sa véhémence.
Le cas de Picasso, militant communiste, illustre bien la difficile synthèse de l’agitateur et de l’artiste. Il peint l’extraordinaire « Guernica » dénonçant les atrocités fascistes mais aussi les « Demoiselle Avignon ». Le maître du cubisme est aussi l’homme de la « Colombe de Paix ».
UN ART NOUVEAU
La peintre vit dans un monde qui l’influence, et qu’à son tour il influence, et s’il est témoin de son temps, il est aussi créateur de formes nouvelles qu’il impose à ses contemporains. L’art savant par opposition à l’art d’agitation est celui qui à longue échéance transforme les mœurs en se transformant. De nouvelles notions du beau naissent, les anciennes s’estompent. La « Joconde » n’est plus qu’une légende désuète. La civilisation socialiste qui se substitue inévitablement à la civilisation capitaliste secrétera ses propres valeurs morales et esthétiques.
Nous avons à mettre au jour tant de trésors de notre culture : des énigmatiques fresques du Tassili aux humbles peintures murales des Ouadias, inventorier le symbolisme des poteries et des tapirs dont la couleur et le signe sont séculaires, la calligraphie, la miniature, l’enluminure : tout un répertoire passionnant.
Mais l’erreur serait d’ignorer le fabuleux héritage de l’humanité. Nous n’avons pas le droit d’oublier l’art nègre qui bouleversa l’Occident vers 19000, ni l’art aztèque, ni Siqueiros dans sa prison, ni la calligraphie de l’Extrême-Orient, ni la diversité des arts de l’Occident, ni la révolte sans issue des « Arts-pop » américains contre l’absurde « Américan Way of Life ». Nous avons à apprendre pourquoi Henri Matisse se nourrissait d’arabesques, pourquoi après Delacroix, l’Allemand Klee s’éblouit d’Orient, pourquoi Mondrian rejoint le Koufique.
Les révolutions en art ne détruisent pas, elles accumulent, et nous sommes comptables de toutes ces merveilles.
Sur les formes utiles l’influence de l’art n’est plus à démontrer, à partir des sculptures de Moore et des formes de Art, nous viennent ces briquets en forme de galets ; lustres et lampadaires imitent les mobiles de Calder, de la cuisine à l’autoroute l’art est quotidiennement présent, et à ce propos il faudra bien un jour mettre l’architecture de la mosquée à l’heure de l’aérodrome.
L’ART ET LE PEUPLE
Un fossé existe réellement entre le peuple et l’artiste et le but précisément de notre révolution est de désaliéner et le peuple et l’artiste. Et quand on y songe, ce problème est moins dramatique chez nous que dans un pays capitaliste, où la condition du peuple n’est pas près de s’améliorer.
« L’œuvre d’art n’est pas d’emblée populaire, elle le devient » disait Bertolt Brecht et notre pays est au stade de l’alphabétisation. On parle de la simplification de la forme et du contenu, peintre une charrue parait-il, c’est se mettre à la portée des paysans, c’est là une pédagogie bien simpliste. Faut-il vraiment revenir à l’imagerie d’Epinal ? Et faut-il pour faire « comprendre » la musique, interdire les symphonies et fabriquer des chansonnettes ? La peinture sous-développée n’est pas à l’ordre du jour de la révolution. L’artiste est responsable de son œuvre et plus son travail est achevé, mieux il participe à l’éducation culturelle. C’est la bonne peinture qui forme le meilleur public.
On dit aussi « le peuple est le seul juge » et à partir de ce postulat l’œuvre d’art est jugée selon son degré de compréhensibilité par le public, cette idée est séduisante, paraît révolutionnaire, elle est en réalité démagogique et ne fera que retarder l’évolution du peuple.
Prêter au peuple une pensée commune et cohérente, c’est en faire un mythe. Le peuple n’est pas une entité, il est composé d’individus dissemblables physiquement et mentalement, dont les niveaux d’éducation, de culture, de sensibilité sont divers et dont les goûts, les besoins sont différents, si non opposés.
D’autre part nous répétons qu’au sortir de la nuit coloniale, nous sommes aliénés. Notre peuple analphabète dans sa majorité, dépersonnalisé presque évoluera vers la possession d’une culture propre. Il rejettera les chromos, les dessus de cheminées en matière plastique avec les autres séquelles de la colonisation.
Depuis l’indépendance, les manifestations culturelles ont eu une grande audience, nous pensons que les expositions, les articles de presse, les conférences et plus tard les cercles de culture, sont les meilleurs moyens de faire passer le public de son état réceptif actuel à un état sélectif.
L’art est aussi divertissement : on néglige souvent cet aspect, nous songeons à cette journée de la Rose qui viendra après les journées de l’arbre.
DIMENSIONS NOUVELLES
En Occident, au Moyen-Age et jusqu’à la Renaissance, l’œuvre peinte était de grande dimension, elle ornait les palais, les églises, les cathédrales, les lieux publics, elle était donc à la portée d’un public relativement large.
A l’époque moderne régie par le capital et ses lois, l’artiste-peintre jouit d’une liberté toute relative car au même titre que le prolétaire, il dépend de la classe au pouvoir. Aussi, obéissant à la loi de l’offre et de la demande, son œuvre s’est rétrécie aux dimensions de l’appartement, pour le plaisir égoïste du négociant ou de l’industriel : elle est à l’échelle des meubles.
Sans condamner pour autant cette peinture dite de chevalet, nous pensons que l’art doit se tenir dans la rue, sur les places publiques, doit tapisser les façades des édifices, éclairer les murs aveugles : l’art pictural retrouvera ainsi son ampleur et son sens.
DES TENDANCES
Au fil des siècles et parallèlement aux transformations économiques et sociales, aux découvertes techniques, l’histoire de la peinture est liée à celle de l’humanité. Il existe deux tendances majeures dans la peinture universelle : le figuratif et le non figuratif.
Depuis le clair-obscur de Rembrandt aux « déformations » de Picasso, plusieurs étapes ont transformé et la manière de peindre et la notion de Beau. On peut dire que l’aventure de la peinture est une libération continue, des impressionnistes qui cherchent à fixer l’instant aux Fauves qui renient le gris pour peindre « à la dynamite », des expressionnistes qui torturent la forme pour obtenir le paroxysme, aux cubistes qui bouleversent la surface de la toile
Ces divers révolutions ont mené la peinture à ce jour de 1910 ou le Russe Kandinsky réalise la première œuvre qui ne représente pas. La peinture non figurative (ou abstraite) venait de naître. Après ce long processus la peinture, comme la musique, l’architecture ou la danse, devient un art en soi et le peintre, longtemps tributaire du sujet, devient au sens propre du mot, un créateur. Il ne peindra plus des amandiers en fleurs mais recréera, à partir de lignes, de couleurs ou de formes, le printemps, l’amour ou la Révolution. Il n’y a plus d’horizon mais l’infini, dans ce domaine aussi est désormais ouvert à l’homme.
Il nous faut souligner l’apport original de l’Islam aux arts graphiques. Essentiellement non figuratif, il se trouve à nouveau à l’avant-garde des recherches esthétiques universelles.
En Algérie, des tendances, des courants déjà se manifestent, signes de richesses plus que discordes, car les compétitions, les controverses et les émulations portent en elles tout un futur de promesses.
A l’heure où ailleurs on parle de synthèses des arts, il serait souhaitable que de constitua enfin une fédération des arts et lettres qui grouperait écrivains, peintres, dramaturges, musiciens, architectes : elle serait un moyen d’échanges fructueux, d’influence et d’enrichissement réciproques.
L’honneur de notre révolution c’est la confiance qu’elle a en l’homme, c’est la « liberté de témoigner librement, car notre culture doit s’enrichir des audaces de la révolution ».