“Dionysos est un dieu vainqueur par excellence ; c’est par ses épreuves victorieusement surmontées et par ses conquêtes qu’il a obtenu d’être élevé au rang des Olympiens. Cette affirmation fondamentale du dionysisme pouvait s’exprimer par des thèmes différents, puisés dans l’immense répertoire iconographique très présent dans tous les arts dans l’Empire romain.”
L’auteur du document source est Mme Blanchard-Lemée Michèle, il est titré : Dionysos et la Victoire. – Variations sur un thème iconographique à Sétif et à Djemila. In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 145ᵉ année, N. 1, 2001. pp. 529-543.
Il est visible sur la plate forme persee.fr et il évoque deux mosaïques découvertes dans la région de Setif : la mosaïque “dionysiaque” de Djemila exposée au musée de Djemila et la mosaïque “le triomphe indien de Dionysos” exposée au musée de Sétif.
Les deux mosaïques ont été découvertes dans des villes fondées à la même époque dans deux provinces différentes, mais distantes de moins de 50 km et dont les ateliers ont gardé des liens tout au long de leur existence ou la Victoire est représentée sous sa forme banale de divinité féminine ailée, mais elle s’intègre à deux variantes distinctes de l’iconographie dionysiaque, les deux mosaïques sont distantes d’un siècle, affirme Mme Blanchard-Lemée Michèle.
L’article çi dessous évoque seulement “le triomphe indien de Dionysos” visible musée de Sétif en Algérie. Vous pouvez, par ailleurs consulter, le document en cliquant sur ce lien : persee.fr.
La mosaïque du triomphe indien de Sétif (fig. 6) représente la victoire de Dionysos sous une forme beaucoup plus classique. Je rappelle qu’elle a été révélée en 1970 par de fortes pluies, dans une zone non fouillée du quartier dit « du Temple », près d’une route moderne qui limite le chantier et recouvre la presque totalité de l’édifice auquel appartenait ce pavement (15). Le tableau (4,40 m x 1,60 m) et sa bordure à rinceau (large de 0,75 m) occupaient le centre d’un vaste triclinium rectangulaire d’environ 8 m x 10 m.
On peut dater l’ensemble du début du IVe siècle. Depuis l’article publié en 1988 par M. Donderer, le pavement a fait l’objet de quelques commentaires (16) ; les photographies prises par cet auteur ont été publiées en couleurs en 1997 (17), avec un texte qui reprend aussi son hypothèse – surprenante — de l’attribution du modèle de la mosaïque au peintre Alexandrin Antiphilos, faisant dire aux textes de Pline l’Ancien beaucoup plus qu’ils ne disent (18).
Dans sa totalité, le tableau figuré illustre et proclame la victoire de Dionysos, au retour de sa guerre contre les Indiens, selon un dispositif comparable à celui de plusieurs cuves de sarcophages de la fin de l’époque antonme ou de l’époque sévérienne. Tous les éléments du cortège triomphal sont présents. A l’arrière-plan, apparaissent le butin et les prisonniers transportés à dos de dromadaire (fig. 7) : deux cratères en or dont le vin a maîtrisé les Indiens, un arc et un carquois ciselé, puis les captifs au teint sombre, aux cheveux en désordre, deux combattants ligoté dos à dos (fig. 8). Ici s’intercale le protomé d’une girafe, symbole des contrées exotiques conquises par le dieu. Enfin de nouveau, porté par un éléphant, le butin : deux boucliers, une défense d’éléphant, un cratère et une corne à boire en or (fig. 10).
Fie;. 7. – Butin chargé sur un dromadaire et tête de Silène.
Au premier plan, Silène conduit le cortège (fig. 9) ; son visage sévère, les deux rides barrant son front désignent « Silène le pédagogue, dignement affublé d’une tête socratique et muni du
bâton des philosophes cyniques » (19) ; marchent ensuite, entre Silène et Pan qui les conduit, deux captifs enchaînés(fig. 10).
L’homme, pieds nus, est recouvert d’un grand manteau rouge et ses cheveux en broussaille sont ceints d’un diadème. La femme est richement vêtue et couronnée Le concepteur de la mosaïque a probablement voulu rehausser la victoire du dieu par l’ostentation de captifs de rang princier.
Les membres du thiase, deux ménades, la liknophore et deux satyies, se regroupent et défilent gravement devant le char de leur dieu ; les deux tigresses, qui symbolisent la maîtrise de Dionysos sur la nature sauvage, sont tenues en bride à la fois par le dieu Pan, figure axiale du tableau, et par Bacchus lui-même.
Fie. 8. – Prisonniers ligotés sur un dromadaire, girafe et captifs royaux
Fie. 9. – Silène marchant en tête du cortège.
Fig. 10. – Les captifs, les membres du thiase et le dieu Pan
Le char de Dionysos ferme la marche (fig. 11). Le dieu se tient seul aux côtés de la Victoire dans la large caisse de son bige. 11 est vêtu, sur une tunique bleu foncé aux manches ornées de galons dorés, de la grande robe rouge traditionnelle, de la pardalide maintenue par une ceinture dorée et d’un ample manteau pourpre, et il est coiffé de la mitre. Il tient de la main droite un long thyrse appuyé sur son épaule mais qui passe devant la caisse du char. A. sa gauche se tient la Victoire aux ailes dorées repliées, à peine drapée dans un manteau bleu-vert : elle porte une palme et
tient au-dessus de sa tête une couronne de laurier ornée d’une gemme. Dionysos tourne son regard vers la bacchante possédée qui court ou danse auprès du char en tenant un thyrse et un tympanon. C’est la nudité laiteuse, ombrée de rosé, de la Victoire qui domine le tableau. Ce groupe de trois personnages fermant cortège est courant dans les sarcophages à triomphe indien (20). On le retrouve dans deux mosaïques de Byzacene, dont le cortège ne comporte pas les éléments spécifiques d’un triomphe indien : celle d’El-Djem, où Silène a relégué la Victoire au second plan mais où la hacchante est dans la même position qu’à Sétif ; celle de Sousse, où la bacchante danse devant le char (21).
Fig. 11. – Ménade dansant, Dionysos et la Victoire
La représentation de la Victoire joue ici le rôle que lui a dévolu l’art officiel romain : elle incarne, auprès d’un Bacchus missionnaire invincible de la piété, la Virtus civilisatrice du dieu cosmocrator. Il est remarquable que les combats entre des fauves et des centaures, êtres mi-humains, mi-bestiaux, soumis à Dionysos au point de souvent traîner son char, soient situés dans les axes médians, notamment celui que forme la figure du dieu Pan : celui-ci relie les deux parties du cortège en tenant d’une main la bride d’une tigresse, de l’autre la chaîne de la reine captive. Ces
combats se déroulent à la jonction des volutes d’acanthe (fig. 12) issues de deux têtes barbues, végétalisées et coiffées du calathos qui, aux angles, donnent naissance aux rinceaux. La bordure
prolonge la signification du tableau en peuplant le rinceau de scènes symboliques de la victoire de Dionysos sur la nature sauvage ; de même, à l’entrée de la salle, la représentation de la
chasse de Calydon, autre version du thème de la victoire sur la sauvagerie malfaisante, accueillait le visiteur.
Je reviens à la datation de l’ensemble avancée par M. Donderer (22). Elle se fonde sur l’observation des coiffures féminines : la liknophore est coiffée à la mode sévérienne, la ménade blonde également (on voit le chignon à l’arrière de la tête). Le chignon de la captive indienne semble remonter jusqu’à la couronne qu’elle porte : c’est la coiffure la plus tardive, qui permet d’avancer un
terminus post quem au début du IVe siècle. Seul vestige connu d’un îlot, sans doute d’une vaste domiis, définitivement disparue sous le boulevard qui la longe (23), la mosaïque de Sétif ornait, nous l’avons vu, un vaste triclinium ; elle était entourée de deux larges bandes à motifs géométriques, pour les lits et la zone de circulation. L’organisation de l’espace, tout comme le style figuré, témoigne d’un très grand classicisme.
Beaucoup d’éléments du décor nous renvoient aux provinces orientales de l’Empire, en particulier le rinceau peuplé à fond noir, avec de grands mascarons (24). L’iconographie, singulièrement proche de celle de plusieurs sarcophages sévériens exalte la gloire du dieu conquérant, sa conquête civilisatrice, image de celle du pouvoir impérial, mais aussi la victoire de la sagesse que symbolise la grande dignité du Silène philosophe et éducateur, τροφενζ (25), ainsi que le dénomment les mosaïques de Néa Paphos.
Fig. 12. – Détail de la bordure à rinceaux, avec mascarons d’angles et centauromachie
Bien que plus ancienne d’un bon siècle, la mosaïque de Cuicul est plus novatrice dans la construction de l’espace et démontre, me semble-t-il, l’habileté et l’originalité d’un atelier, sa virtuosité dans la recomposition d’éléments de décor ou de narration provenant d’autres formes d’art, essentiellement de la peinture murale. Les Victoires et les arcades ornées de vigne composent un cadre architectural presque aux dimensions de la salle, puisque seule une bordure de rinceaux d’environ 60 cm sépare le tapis des murs. Les Enfances de Dionysos et les scènes de culte s’offrent au
regard dans un cadre agreste, sans doute lié au jardin peuplé de nymphes et ombragé d’une vigne sur lequel ouvrait l’édifice. Cependant le message prédominant de cet ensemble idyllique reste le châtiment impitoyable des impies et des rebelles, garant du bonheur éternel promis aux fidèles du dieu de la vigne.
Mme Blanchard-Lemée Michèle
Fig. 6. – Vue d’ensemble de la mosaïque le triomphe indien de Dionysos, au musée National de Sétif
Notes
15 – P. -A. Février, A. Gaspary, R. Guéry, Fouilles de Sétif (1959- 1966), Ier supplément au Bulletin d’Archéologie algérienne, Alger, 1970, plan fig. 7, dans lequel a été inséré le croquis de situation levé en 1970 : cf. M. Blanchard-Lemée, « L&domus et le quartier », à paraître dans les Actes du colloque international sur le Maghreb préhistorique, antique et médiéval, Tabarka, mai 2000.
16 – M. Donderer, « Dionysos und Ptolemaios Sôter als Meleager : Zwei Gemâlde des Antiphilos », dans Zu Alexander d. Gr. Festschrift G. Wirth, W. Will éd., Amsterdam, 1988, p. 781-799 ; C. Kondoleon, Domestic and Divine, Cornell, 1995, p. 196 sq., fig. 121 ; S. Muth, Erleben von Raum – Leben im Raum, Heidelberg, 1998, p. 384, n° A27, pi. 23, 1 ; N. Blanc, « Des girafes dans le thiase. Un stuc de Tusculum », dans Imago Ântiquitatis. Religion et iconographie du monde romain, Mélanges R. Turcan, Paris, 1999, p. 109-112.
17 – P. Moreno, « La pittura ellenistica. Illusione e disincanto », Archeo. Attualità del Passato XIII/3, mars 1997, p. 84-89, 4 fig.
18 – XXXV, 114 : Liberum patrem, 138 :Ptolemaeo venante
19 – R. Turran, Messages d’outre-tombe. L’iconographie des sarcophages romains, Paris, 1999, p. 108.
20 – Id., Les sarcophages romains à représentations dionysiaques. Essai de chronologie et d’histoire religieuse, Paris, 1968, p. 244 sq. et 459-472, exemplaires de la Villa Doria Famphili, pi. 32b et du Belvédère, pi. 33b ; Id., op. cit. (n. 19), p. 108, fig. 129 (exemplaire du Casino Rospigliosi). Exemplaire de Baltimore : C. Kondoleon, op. cit. (n. 16), p. 200 sq., iïg. 122 (ici la Victoire se tient derrière Dionysos sur le char).
21 – El-Djein : Inventaire des mosaïques de la Gaule et de l’Afrique, P. Gauekler, II, Afrique Proconsulaire, Paris. 1910, n° 67 (pi. couleurs) et n” 139 (pi.). M. Blanchard-Lemée, M. Ennaïfer, H. et L.Slim, Sols de l’Afrique romaine, Paris, 1995, fig. 67b et 64.
22 – Op. cit. (n. 16), p. 783 sq.
23 – Ma gratitude va aux amis algériens qui m’ont demandé d’assurer la publication de la mosaïque de Sétif, M. C. Riache, directeur du musée national de Sétif, Mme Mme C. Khalfellah, conservateur, M. A. Khelifa, ainsi qu’à M. Z. Miloud, qui en a retrouvé le croquis de situation. Cette entreprise nécessiterait un nettoyage de surface et un examen des murs de la salle, la prise de notes techniques sur les parties figurées exposées et sur les fragments du décor géométrique conservés dans les réserves, tâches qui pourraient être accomplies à l’occasion d’un corpus des mosaïques.
24 – En Orient, ces rinceaux sur fond noir couvrent généralement des bandes plus étroites que la bordure du pavement de Sétif et sont donc peuplés de figures plus petites ; les acanthes enrubannées de volutes, ornées de vrilles fines et de fleurs sophistiquées se rattachent au répertoire décoratif de l’art hellénistique. Sur ces rinceaux, cf. D. Levi, Antioch Mosaic Pavements, Princeton, 1947, p. 490, et J. Balty, « La tradition hellénistique dans la mosaïque du Proche-Orient », dans Mosaïques antiques du Proche-Orient, Paris, 1995, p. 164 sq., pi. XXXVII. Sur des mascarons coiffés du calathos, cf. J. Balty, « Les mosaïques du musée de Suweida », dans J.-M. Dentzer et J. Dentzer-Feydy, Le Djebel-elArab. Histoire et Patrimoine du Musée de Suweida, Paris, 1991, p. 83, pi. D.
25 – Dans le grand pavement figuré de la maison de l’Aïon : W. A. Daszewski, Dionysos der Erlôser, Mayence, 1985, p. 26, pi. 3, et p. 37, pi. 18
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