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Lecture des Noces à TIpasa, octobre 2022 / photo Tarik Ouamer-Ali

« Que Vive la Poésie Électronique ! » Marc Mercier. Entretien avec Richard Skryzak 

La revue “Les Carnets d’Eucharis” (poésie, littérature, arts de l’image) a publié dans sa dernière édition (mai 2023) un entretien intitulé “Que vive la poésie électronique !” entre le vidéaste Marc Mercier et l’artiste Richard Skryzak. Cet entretien captivant aborde le parcours de Mercier à travers l’écriture poétique et critique, la réalisation vidéo, ainsi que ses plus de trente années de direction artistique d’un festival. Né en 1959 à Paris, au moment même où Godard filmait la dernière scène de “À bout de souffle”, Marc Mercier est à la fois poète, écrivain et vidéaste. En 1988, il a cofondé les “Instants : Vidéos de Manosque”, qui ont par la suite évolué pour devenir les “Instants : Vidéos de Marseille”.

Son engagement, à la fois artistique et politique, s’inscrit dans un projet de vie singulier, en marge des sentiers battus, tout en portant une dimension résistante et esthétique. Dans ce portrait-dialogue réalisé par Richard Skryzak, nous avons l’occasion de découvrir l’œuvre polymorphe et les idées de ce personnage à part entière, éternel voyageur et passeur de cultures. Pour lui, les mots et les images représentent autant d’actes de résistance, et surtout, ils incarnent le désir dans toutes les formes poétiques possibles, allant de l’écriture à l’image électronique. Remerciements à Nathalie Riera.

 

CONSTELLATION 

Richard Skryzak Chaque oeuvre est une étoile. Chaque pensée un scintillement. Chaque parcours une constellation. Pour ma part j’ai créé ma constellation du « vidé- astre ». Mais toi, cher Marc Mercier, de quelle constellation faistu partie ? Quelle est celle qui t’as vu naître à la création et dont tu te revendiques

Marc Mercier Je suis de la constellation du taureau. Pas celle de ma naissance zodiacale. Celle que l’on dessine pas à pas sur le fil de la vie. Celle qui fit dire à Michel Leiris qu’il convient d’attirer à soi la corne du taureau. L’endroit est mise en jeu notre existence. la vie et la mort se mêlent en un mystère d’abîme. Tu as raison, cher ami vidéastre, de l’inclure dans une constellation, d’en appeler aux étoiles qui sont encore images même après leur escamotage

Je pense à Écran, cette mire que tu peignis depuis l’intérieur d’un téléviseur, lignes verticales de couleurs derrière lesquelles petit à petit tu te retranchais. Saint Augustin disait que « l’amour ne laisse pas d’image ». C’est le grand paradoxe des arts visuels. Imager malgré tout. Malgré la brûlure. Malgré l’imparable « saut ardent vers l’intérieur » dont parle Maître Eckhart

J’ai lu récemment qu’à la Renaissance, certains peintres mandataient leurs assistants pour, la nuit venue, piller des tombes afin de récupérer des os qu’ils faisaient ensuite bouillir pour obtenir du noir d’animal. La mort est donc une substance de la peinture qui par une alchimie merveilleuse irradie notre regard de lumière. Il n’est d’image que scintillements incessants

C’est peutêtre pour cela que le mot pinceau vient du latin penicillum, petit pénis, dont les mouvements peuvent engendrer à la fois les étoiles de la jouissance et la vie. Autrement dit, une oeuvre d’art me concerne quand elle laisse entendre un battement de cœur. Hegel a compris que ce battement pouvait ouvrir au politique : « Le battement du cœur pour le bienêtre de l’humanité passe donc dans le déchaînement d’une présomption démente, dans la fureur de la conscience pour se préserver de sa propre destruction. » Avant de me laisser emporter par le torrent des images, mes années de jeunesse furent entièrement dédiées au théâtre sous des influences aussi diverses que Bertold Brecht, Jerzy Grotowski, Eugénio Barba (Odin Teater), le Kathakali on Inde ou Zeami le maitre du théâtre Nô. Cette expérience a imprimé en moi un vif intérêt pour les expressions corporelles et verbales. C’est certainement pour cela que je suis très épris par les travaux d’artistes vidéo qui ont d’une manière ou d’une autre un lien très fort avec la littérature et la poésie. C’est d’ailleurs JeanPaul Fargier, vidéaste, écrivain et critique, qui m’a ouvert la voie de l’art vidéo


POÉSIE
ELECTRONIQUE 

R.S.Tu es très attaché au concept de « poésie électronique », que je préfère également à l’expression « art vidéo ». Dans la Grèce antique,« poièsis » était synonyme de création ». De la « Poïétique » de Paul Valéry et René Passeron à la « Poétique » d’Umberto Eco on passant par la « Poéticité » de Roman Jakobson, la « fonction poétique », sous toutes ses formes, traverse l’acte créateur, quel qu’il soit, depuis des siècles. Une rencontre a été déterminante pour toi il me semble. Celle avec le poète et vidéaste italien Gianni Toti. Peuxtu évoquer ce moment et les résonances qu’il a eu par la suite

M.M. Gianni Toti est le seul artiste vidéo qui fut en mesure de relier notre présent aux avantgardes artistiques et politiques du début du XX siècle. Des futuristes russes à Nam June Paik. De Lênine au Souscommandant Marcos. Il ne concevait pas la politique sans un engagement poétique, la transformation des langages comme condition d’une pensée révolutionnaire. Depuis sa mort, quand j’écris ou réalise un film, j’entends sa voix qui me critique, qui me pousse à dépasser mes capacités et les possibilités des technologies. Réaliser l’impossible, cela ne demande qu’un tout petit effort de plus

J’ai souvent cherché à définir ce qui dans la poésie outrepasse le fait d’écrire ou de composer une œuvre visuelle. Une manière de vivre, avant tout. Comme les philosophes du temps ils n’étaient pas encore des savants sachant manier les concepts, mais des sages, des individus qui montraient l’exemple d’une attitude détachée de la convenance sociale

Récemment, en lisant La solitude Caravage de Yannick Haenel, j’ai trouvé ces mots qui sont au plus près de ce vers que je tends : « Il oxiste  quelque chose qui n’est pas asservi en ce monde, même aujourd’hui, c’est une manière de vivre l’exigence de l’art : l’expérience poétique est la seule qui échappe à l’organisation de la servilité. La liberté est partout offerte, mais seuls en usent avec souveraineté ceux qui ont tué en eux la servitude. » 

 

RÉSISTANCE 

R.S. En 1966, l’artiste américain Barnet Newman peint une série de tableaux abstraits qu’il intitule « Qui a peur du rouge, du jaune et du bleu ? » Se peutil qu’une couleur fasse peur ? Se peutil qu’un mot fasse peur ? Se peutil qu’une image fasse peur ? Se peutil que la Poésie fasse peur ? Francis Ponge nous avait prévenu. Il faut un certain courage pour oser écrire et même parler. Pour donner la parole au poète qui est en nous tout en résistant aux paroles ». « Je ne rebondirai jamais, disaitil, que dans la pose du révolutionnaire ou du poète »

M.M. Toutes les maisons d’édition le disent, la poésie ne se vend pas. En soi, qu’elle ne soit pas une vendue, qu’elle résiste au marché, est une bonne nouvelle. Elle semble cependant intéresser peu de monde. A part les dictateurs. L’une des premières victimes de Franco fut le poéto Federico Garcia Lorca. Au Maroc, sous Hassan II, furent condamnés pour délit de poésie Abdellatif Laäbi ou Abdallah Zrika. Nazim Hikmet en Turquie, Yannis Rilsos en GrèceLa liste est très longue. Ce qui signifie que le pouvoir absolu est incompatible avec l’existence d’individus qui aspirent à liberliner (comme on respire) les mots et les corps

Toi, mon ami Richard, dont le prénom résonne comme un poème de Léo Ferré (Les gens, il conviendrait de ne les connaitre que disponibles…. avec des problèmes d’hommes, simplement, des problèmes de mélancolie), tu as réalisé une vidéo dans un noir digne d’un tableau du Caravage, s’inscrit en lettres stellaires, simplement, le mot désir. Ces cinq lettres, autant que de doigts dans une main qui caresse un corps aimé, sont plus explosives que toutes les dynamites car elles en appellent à la démesure

Tu emploies le mot résistance qui résonne bien à notre oreille car il fait écho aux combats menés par des femmes et des hommes contre l’occupation nazie. Mais quand je pense à la poésie et au désir, il s’agit de tout autre chose. Il nous faut briser toutes les résistances qui entravent nos accès à la liberté, à l’ivresse exacerbée des sons. Baudelaire disait « Il faut être toujours ivre » pour ne pas être les « esclaves martyrisés du temps ». Il y a dans cette attitude quelque chose de glorieux, de solaire, de souverain

À l’occasion du 1festival d’art vidéo en Algérie (Wide Shot, octobre 2022), je me suis rendu à Tipasa, non loin d’Alger, qu’un texte d’Albert Camus qui ouvre son ouvrage Noces (1939) a rendu célèbre. Après avoir parcouru en bord de mer des ruines romaines, on découvre une stèle très sobre érigée en 1961 par son ami Louis Bénisti, sur laquelle sont gravés ces mots : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » 

C’est à cet endroit que le courage révolutionnaire rejoint selon moi le courage poétique. Dans Noces à Tipasa, nous pouvons lire aussi : « Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous parait futile. » Oui, c’est quand on peint, quand on filme, quand on écrit ou quand on fait l’amour passionnément que tout le reste nous paraît futile. Alors le corps est prêt à se révolter contre tous les asservissements

 

F(R)ICTION 

R.S. En 2006, tu publies un livre important à mes yeux. Le temps à l’œuvre, F(r)iction (Editions Incidences). Il s’agit d’une contrehistoire de l’Art Video. C’estàdire d’une Autre histoire que celle standardisée et véhiculée par les universitaires et pseudothéoriciens de la discipline, réduits à un petit cercle parisien. Une réponse, entre autres, au « Vidéo, un art contemporain » de Françoise Parfait, missel indigeste et sans intérêt à usage d’étudiants formatés. Ton livre est conçu à la fois comme une suite de chroniques et un objet plastique, à l’instar des Histoire(s) du cinéma de JeanLuc Godard. Il n’y a pas en effet une Histoire mais des Histoires de l’Art Vidéo. Moi qui suis et habite près de la Belgique et qui ai découvert l’Art Vidéo dans les années 1970 grâce à JeanPaul Tréfois et son émission mythique Vidéographie sur la RTBF, j’ai depuis longtemps comme projet d’écrire une histoire frontalière et non jacobine de l’Art Vidéo

M.M. Godard disait que ce ne sont pas les frontières qui posent problème, mais les douaniers. Ils sont partout. Ils détiennent les clés d’un savoir qui leur sert de promontoire pour préserver une assise sociale. Le problème, c’est qu’ils ont le monopole des récits historiques. Comment ne pas penser à Walter Benjamin quand il écrit : « Il n’y a pas de témoignage de culture qui ne soit pas en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils sont transmis de main en main. » 

Le poète algérien Brahim Hadj Slimane vient de faire paraître un recueil intitulé La voix des sans voix. Nous devons avancer dans son sillage avec joie et férocité. Même pour raconter l’histoire des marges (elles tiennent les pages, dirait Godard) des arts video. « Gare à ceux qui ne pratiquent pas leur propre pureté avec férocité », disait en 1926 Mario Trejo. Cotte histoire, pour être transfrontalière doit être passionnelle.Tu connais l’histoire tragique d’Adèle, la fille de Victor Hugo qui parcourut le monde pour retrouver un amour fou qui la conduisit à l’asile. J’ai trouvé dans une lettre écrite par sa mère (qui s’appelait aussi Adèle) datée du 24 octobre 1863, adressée à Victor Hugo, dans laquelle on peut lire cette phrase que je ne cesse de méditer : « Lequel d’entre nous, en s’examinant, pourrait affirmer qu’il n’a pas sacrifié les convenances et risqué son honneur devant la passion ? » Aujourd’hui, je sais que celle ou celui qui n’est pas prêt à prendre ce risque aura toujours les yeux châtrés. L’érotisme est ma seule religion. Il ouvre l’accès dans l’étreinte amoureuse à des corps et des langages délivrés de la pesanteur. Il nous dérobe de la domestication


ÉCRIRE 

R.S. « Écrire, dit Marguerite Duras, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit ». Tu publies depuis de nombreuses années des articles dans diverses revues, ainsi que des textes poétiques. Je voudrais que tu précises ton rapport à l’écriture et comment tu l’articules avec ton activité de vidéaste. Écriture critique, écriture analytique, écriture poétique, écriture politique, écriture vidéographique. Toutes « ces graphies » me paraissent constituer au final les facettes d’une même identité « poéticopolitique », la tienne, qui met sur le même plan production artistique et engagement idéologique, la seule question qui vaille est celle de la Survie

M.M. – J’ai découvert l’art vidéo en lisant les textes critiques de JeanPaul Fargier dans les Cahiers du cinéma. Pendant plusieurs années, j’ai ignoré les objets dont il parlait. J’étais cependant séduit par son style, ses jeux de mots, sa désinvolture poélique. Je m’en fis tout un cinéma, si je peux m’exprimer ainsi

Quand avec mes amies Chantal Maire el Anne Van den Steen, nous avons fondé à Manosque le festival des Instants Vidéo en 1988, ce fut essentiellement pour faire venir à nous des films invisibles et partager avec d’autres nos trouvailles. Puis très vite, l’envie d’écrire et de faire moimême des œuvres m’est venue, j’ai envie de dire tout naturellement. Montrer, dire, faire, procèdent du même processus

À l’époque, j’étais encore très imprégné par l’imaginaire de poètes tels que Brecht ou Maïakovski, persuadé que l’art pouvait permettre une prise de conscience et créer les conditions subjectives favorables à un assaut révolutionnaire qui transformerait le monde. Je ne renie aucunement cette croyance, pas plus que la fleur ne doit se moquer de la sève qui lui a permis d’éclore. Aujourd’hui, je vise plutôt à produire des œuvres follement contagieuses. Que la liberté absolue procure un bienêtre quel que soit le prix à payer ! Pour préserver cet état, cette extase, il n’y a pas d’autres voies que le déchaînement en nous d’une révolte. La poésie ne s’écrie qu’à fleur de peau. Elle suscite des ébats. Une grande part de mes activités d’écriture a jusqu’à présent concerné les arts vidéo en tant que poèmes électroniques. Mon travail n’est pas de débusquer la signification des oeuvres. Il s’agit avant tout de montages, de mises en relation avec d’autres oeuvres, avec des événements historiques ou personnels. Ce travail fut indissociable de mon métier de directeur artistique des Instants Vidéo jusqu’à mon départ volontaire fin 2021. Cependant, notre temps présent est sérieusement menacé par l’empire non pas des sens comme le film de Nagisa Oshima, mais du non sens. La pensée poétique échappe au marché, elle est donc vouée à rejoindre les poubelles de l’Histoire. Les poètes sont des déchets, comme les migrants venus d’Afrique. Auparavant, c’étaient les États qui censuraient les écrivains. Maintenant, des responsables culturels le font euxmêmes sans aucune pression extérieure. Ils sont victimes de ce que le poète Bernard Noël a nommé la sensure. Saturés de signes hyper médialisés, les mots se vident de leur puissance d’agir. Il faut cependant continuer à écrire, peindre, filmer. Nous ne créons que pour résister aux ténèbres qui nous menacent

 

VIDEO 

R.S. Je voudrais que nous évoquions ton rapport à la création vidéo. Pourraistu, à l’aide de quelques exemples, pointer les thèmes et enjeux principaux que tu mets en couvre dans tes propres réalisations. Comment procèdes tu ? Comment te viennent tes idées ? Sous quel angle abordestu l’expression vidéographique. Un support ? Un outil ? Un medium ? 

M.M.Pour les 1er Instants Vidéo (1988) qui se déroulaient alors dans la Maison des Jeunes et de la Culture de Manosque, sous la direction de Chantal Maire, j’ai commis une installation vidéo qui s’intitulait Suites de Bach et autres légumes. Une serre. Des plantes. Deux téléviseurs. Pour l’une, j’avais filmé un violoncelliste qui interprétait des Suites de Bach; sur l’autre une femme préparait sous mes yeux une ratatouille. JeanPaul Fargier déclara que c’était çà l’art vidéo, agencer des formes, des couleurs, des matières. Ma première leçon

Néanmoins, je ne me considérais pas comme un artiste. C’était le moyen que j’avais trouvé pour approcher les œuvres que j’admirais, en minitiant aux voies de la création vidéo

Pour la vidéo L’arcenCicl, tu as fait comme Godard dans sa Lettre à Freddy Buache (1982) qui a stoppé sa voiture sur une bande d’arrêt d’urgence d’autoroute pour filmer une lumière exceptionnelle mais éphémère. Le scénario t’est donné, il s’est imposé à ton regard qui a su saisir une pépite dans le fouillis des détails d’un paysage. Léonard de Vinci savait cela : « C’est dans les choses confuses que l’esprit trouve matière à de nouvelles inventions. » 

C’est aussi ce que j’ai vécu lors de mon premier séjour à Ramallah en 2007. Dans la cohue d’une rue, j’ai aperçu un gendarme réguler la circulation. Il virevoltait sur la pointe des pieds comme un danseur. Quand il écartait ses longs bras, il ressemblait à un épervier. Je l’ai filmé et ça a donné la vidéo Comida urbaine (3’15-2008). Mon plus grand succès, diffusé deux fois sur Arte, exposé trois mois à la Villette et dans un grand nombre de festivals internationaux

Par la suite, j’ai réalisé une série de vidéos dont le processus s’appuie sur des expériences singulières. C’est un peu l’application de l’idée de Guy Debord quand il dit que les aventuriers ne sont pas ceux à qui il arrive des aventures, mais ceux qui les provoquent. Provoquer une action ou l’accomplir soimême, puis voir ce qu’il se passe en soi et autour de soi. Avec Pascale Pilloni, nous avons inventé toute une stratégie pour déclencher une manifestation des désirs au sein de la faculté des lettres de Ben M’Sik à Casablanca (Les désirs manifestent, 7’27-2019), puis une manifestation des épousées en quête du corps réel des femmes à Armungia et à Cagliari on Sardaigne (La Mariée dérobée, 42’10-2016). En 2019, me demandant comment font les artistes de Gaza pour écrire des poèmes dans une situation de violence, j’ai sollicité des gens pour combattre avec moi, un round chacun, un boxeur confirmé, tout en essayant de dire des poèmes. Cela a donné la vidéo Maintenant (6′40-2019) en référence à la revue dirigée par le poète boxeur Arthur Cravan. En 2021, pour penser avec son corps le concept de passage étudié avec pertinence par le philosophe Walter Benjamin, avec Pierre Carrelet nous avons gravi de nuit le chemin pyrénéen qui le mena clandestinement en 1940 depuis Banyuls à Portbou en Espagne. Cela a donné Au passage, le degré zéro de la quiétude (102021).

 

LES INSTANTS VIDÉO 

R.S.Cette dernière vidéo me fait justement penser à celle phrase de Walter Benjamin : « Il y a une chose que peut l’adulte : marcher, mais une autre qu’il ne peut plus apprendre à marcher ». En 1988 tu fondes, avec l’aide de Chantal Maire et Anne Van der Sten, les Instants Vidéo de Manosque, qui deviendront par la suite les Instants Vidéo de Marseille. C’est lors de l’édition de 1999 que nous nous sommes rencontrés. Tu as accueilli cette annéemon installation « Les Attributs du Vidéaste » qui venait d’être montrée au Musée des BeauxArts de Valenciennes. L’axe NordSud a fonctionné à merveille car nous sommes devenus amis. Parlemoi de cette formidable épopée des Instants Vidéo qui t’ont accompagné durant tant d’années comme un authentique projet de vie. 

M.M.Ce furent plus de trois décennies qui me font dire aujourd’hui comme Pablo Neruda : « J’avoue que j’ai vécu ». Ce fut un espacetemps d’une intense liberté qui à la fois m’a ouvert aux autres et au monde à travers les couvres des artistes, et permis ce saut ardent vers l’intérieur dont on ne sort jamais indemne. De longues amitiés se sont lissées, comme avec toi, car la plupart se sont amorcées en prenant appui sur une oeuvre d’art d’où filtrent les plus profondes vérités de l’être

Il ne faudrait pas imaginer à travers mes propos que celle aventure fut un fleuve tranquille. Il y eut des tornados, des déchirures, des malveillances de ma part, des violences politiques comme quand on 2004, nous dûmes fuir Manosque pour nous réfugier à Marseille. Les Instants Vidéo furent un voyage sur un bateau ivre. Il faudrait faire un livre pour énumérer les contributions de tous les équipages qui l’ont conduit contre vents et marées. Je ne me suis jamais senti capitaine, mais plutôt ce matelot qui est aux aguets en haut du mat et qui raconte ce qu’il perçoit depuis la proue et la poupe, depuis bâbord et tribord. En mer, on est solitaire et solidaire

Un jour, cet équilibre s’est rompu. De plus en plus solitaire, j’ai sauté sur un radeau en 2021. Une telle échappée se prépare. Pour fuir ce qui a constitué plus de la moitié de ma vie, il m’a fallu descendre au fond des cales de ma solitude. Pour toute évasion, il faut un complice. Ce fut mon ami danseur et réalisateur Pierre Carrelet. Ensemble, nous avons réalisé une vidéo démesurée: Mort, la vie te guette ! (Poème vidéographique en dix esquisses, une ouverture et un épilogue en quête de la beauté d’un geste éperdu) (78′ 2020)

Ces esquisses poémographiques ont provoqué remueménages et remueméninges. Imagine, une invitation à passer une saison en enfer après avoir injurie et étranglé la Beauté majuscule, Vénus ellemême, belle hideusement d’un ulcère à l’anus. Les angelots de la bienséance peuvent bien gesticuler, nous sommes descendus à fond de cale du bateau ivre. Tant pis, si à briser les idoles de nos regards, nous recevons un éclat dans l’oeil. Pour halluciner ce voyage, nous nous sommes haschischés des mots du désordre de Annie Le Brun, Sade le marquisard des sens ou Rimbaud le voyantvoyou zutisteUn arc d’une main, une lyre à l’autre, le vice affolant et la splendeur invisible mêlés, quitte à nous perdre dans nos châteaux intérieurs, il nous a fallu à tout prix réinventer et la beauté et l’amour. Tout n’est ici qu’esquisses, parfois exquises. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes

Nous voulions crier la puissance de la vie en nous approchant des désastres de l’Histoire et de l’humanité, à l’endroit l’invivable et la mort défient les vivants. Un travail de montage conçu à une époque nous étions sommés de nous méfier des autres qui pourraient être soit des terroristes soit des covidés. Vie, la mort te guette !, clamaient les médias. Nous répondions, empruntant ces mots de l’artiste surréaliste Jean Benoit, Mort, la vie te guette

« À quelque point qu’en frémissent les hommes, dit Sade dans sa Nouvelle Justinela philosophie doit tout dire. » La poésie aussi. La liberté est insupportable pour les gestionnaires de nos vies

 

NOMADISME 

R.S.Tu es un éternel voyageur. Un passeur d’images et d’idées. Par le biais des festivals vidéo, tu cherches à établir des connexions pardelà les frontières, les langues et les cultures. Algérie, Maroc, Canada, Palestine, Khirghistan, JaponCe nomadisme esthétique semble ancré dans ton ADN. Comme si tu ne pouvais concevoir la diffusion artistique, et les relations humaines qui en découlent, que sur le mode de l’ouverture, de l’échange, du dialogue, de la rencontre avec l’Autre

M.M. Tu le sais, mon cher Richard, il n’est pas nécessaire de se déplacer pour porter en soi la diversité du monde. Le nomadisme est une manière d’être. Les touristes ne font que du surplace

Je dirai comme Serge Daney (penseur génial du cinéma et de la télévision), que j’ai voulu être un passeur de films et de poèmes hors circuits. Les accompagner ne seraitce que pour voir les yeux des spectateurs. Récemment, en Algérie, après une discussion autour des couvres programmées par Amel Djenidi (curatrice du festival Wide Shot), un homme est venu me dire que ma manière de parler lui rappelait son grandpère qui dans son village était un « diseur ». C’estàdire, m’expliquatil, un homme qui par la puissance de sa parole est en mesure de régler des conflits, conjurer des malheurs. J’ai aussitôt pensé à La puissance de la parole (1988), une vidéo de Godard détournant une commande de France Télécom il est question de l’immortalité des vibrations.

 


DÉSIR 

R.S. Dans son livre De Immundo, Jean Clair évoque le Désir en rappelant qu’à l’origine celuici pointe le regret d’une absence, d’un manque. « Et ce manque, écritil, c’est celui des étoiles qui forment au ciel des figures reconnaissables, sidera, des constellations, ce que la nuit, en levant la tête, on considère ». On croirait qu’il décrit ma vidéo intitulée justement Désir que tu as eu la gentillesse de montrer lors des Instants Vidéo de Marseille en 2021. Pour moi le Désir est au cœur de Tout. De la Création comme de la Vie. C’est la raison pour laquelle je pense que la crise majeure de notre époque est celle du Désir. Le vrai danger est . En bons deleuzions que nous sommes toi et moi, n’estce pas le DevenirDésir du monde contemporain qui nous préoccupe? 

M.M. Plus que la lutte des classes, le désir est le moteur de l’Histoire. Tu connais certainement ce tableau du Caravage qui fit scandale, L’Amour victorieux (1601), place sous l’égide de Virgile qui dit que « L’amour vainc tout ». Mais à bien regarder le tableau, il n’y a aucun doute, ce désir, cet amour, n’a rien d’abstrait ou de conceptuel, il est bel et bien question de plaisirs charnels et sexuels. Tant et si bien que comme Lacan le fit pour L’Origine du Monde, son propriétaire, le marquis Vincenzo Giustiniani, le dissimula derrière un rideau de soie verte afin de le soustraire à la vue de ses invités et de leur en réserver la surprise

Le désir est cette puissance qui seule peut libérer les corps et les pensées des tabous qui t’entravent. Il ne respecte aucune morale. Même la mort ne lui fait pas peur

Un jour j’avais rapporté cette phrase que nous avions inscrite sur une banderole et suspendue dans le local des Instants Vidéo: « N’entrez pas sans désir ». Elle fonctionnait pour moi comme un mantra mystérieux qui agissait dans les fibres de mon corps. Un jour mes collègues l’ont jetée sous prétexte qu’elle était poussiéreuse. Quand tu m’as proposé d’exposer ton installation Désir à l’entrée de la salle serait présentée ma dernière exposition pour ce festival, je l’ai reçue comme un véritable acte d’amitié inaltérable

 

R.S.- Il est difficile de déchirer une banderole vidéographique. Elle est faite d’énergie poétique et de poussière cosmique. Contre cela on ne peut pas grandchose. N’en déplaise aux esprits chagrins

M.M.Umberto Ecco raconte quelque part que la colombe est le seul oiseau qui n’a pas de fiel, c’est pourquoi au temps de la peste les paysans en mangeaient pour s’en préserver. C’est aussi un des rares oiseaux qui n’attend pas la saison des amours pour s’accoupler. Les choses se passent quand bon leur semble. De la provient le verbe s’encolomber pour dire faire l’amour. La colombe revendique une libre circulation des corps et des désirs. Je veux être cet oiseau

Propos recueillis: 2022. 

 

 

 

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