Il n’est pas comme ce noctambule qui ne cherche sa clef perdue que sous le réverbère parce que c’est là qu’on y voit clair. Lui est allé hors du réverbère chercher partout ses inspirations pour nous offrir un beau florilège de créations qui ont eu plus d’échos à l’étranger que dans son propre pays.
Cet obsédé de la création n’a pas revendiqué son installation dans la galerie des artistes glorifiés : sa requête se limite au peu de considération accordée à la chose culturelle. Pour ceux qui savent apprécier cet art, Mustapha, le seul Algérien à maîtriser la technique de l’émail sur cuivre, sait ressusciter le sens d’une harmonie perdue, une certaine idée du beau dans un monde sans règles, abîmé et fracturé. Déjà, dans les années 1970, notre artiste était cofondateur du groupe Aouchem (tatouage et signe) favorable à un retour aux sources artistiques algériennes.
Du Tassili où il est né il y a des millénaires jusqu’à aujourd’hui, «ce style n’est qu’un retour à l’authenticité», souligne Mustapha, qui est né le 12 mars 1933 à La Casbah d’Alger, précisément au n° 02 Impasse de l’Intendance. «Quand les Français sont entrés en 1830, ils ont saccagé le palais du dey et y ont installé leur intendance. D’où le nom de la rue. Quand on était gosse, on allait à l’école communale rue du Divan. J’étais avec mon camarade et ami de quartier, Sid Ali Kouiret.
Au lieu de prendre la ruelle qui longe l’actuelle mosquée Ketchaoua, on coupait directement par l’église, au grand dam du curé qui était dans tous ses états. On était insouciants et inconscients. Mon père Mohamed tenait un café-restaurant à la rue de La Marine. Là aussi, les Français ont fait des ravages en rasant les maisons près de Djamaa El Kebir pour relier le quariter à l’Ilôt Kheireddine», se remémore Mustapha. Une toile précieuse du peintre Assius décrit très bien ce douloureux épisode de l’histoire (1833).
«Mon ami Sid Ali Kouiret est issu d’une famille très modeste, son père était doker, alors que moi, enfant de la bourgeoisie algéroise, étais toujours bien habillé. Mais il n’y avait pas de distingo. En tout cas, on ne le ressentait pas. Tout le monde vivait en parfaite harmonie et dans la convivialité, ce qui, hélas, n’existe pas aujourd’hui où le chacun pour soi est devenu la règle. Cette symbiose, on peut la généraliser à toutes les couches de La Casabah, qu’elles soient rurales ou citadines qui ont constitué une très belle mosaïque, où la solidarité n’était pas un vain mot. Les indigènes que nous étions ne jouissaient pas de la moindre considération.
La deuxième guerre mondiale a été un déclic. Après les espoirs déçus, on a pris conscience de notre pitoyable situation et du joug qui nous oppressait. L’étincelle du 1er Novembre n’a été qu’une suite logique. A cette époque, j’étais un dandy qui allait danser sur la côte algéroise, toujous bien fringué. Moi, j’ai été contacté au début du déclenchement par le Nidham. Un mot sacré à l’époque. Un mot-clef. C’était le pouvoir des Algériens auquel ils devaient obéir. On avait du respect, mais aussi de la peur vis-à-vis de cette organisation.
Aussi, quand ils sont venus me voir, je pensais qu’ils allaient m’égorger», lance Mustapha dans un grand éclat de rire contagieux. Du jour au lendemain, un jeune Algérois bien dans sa peau, bourgeois, allait rejoindre le maquis. «J’ai activé à Alger au FLN. La grève des 8 jours dans la capitale a provoqué une désagrégation totale et un vide préjudiciable puisqu’on ne pouvait plus activer en réseau, celui-ci était disloqué pour ne pas dire anéanti. J’ai rallié la Tunisie auprès de l’armée des frontières où je me suis occupé du centre d’hébergement des enfants de martyrs, créé par l’UGTA. Une bourse m’a été offerte par le FLN, précisément par le regretté Mustapha Ferroukhi. A cette époque, en Tunisie, je dois dire qu’il y avait des procès injustes intentés par les ‘‘frères’’.
C’est une vérité amère. ça aussi, ce sont les perversions d’une révolution qui, dit-on, dévore aussi ses enfants. A propos d’enfants, je vais vous raconter un fait. En tant que moniteur enseignant, l’ALN-FLN m’avait chargé d’emmener les enfants de martyrs en Suisse. Ils avaient tous des passeports tunisiens. A l’aéroport de Berne, un enfant déboutonne sa chemise pour laisser apparaître le drapeau algérien. L’ambassadeur français mis au courant a énergiquement protesté. Son homologue tunisien lui répliqua, affirmant que ces jeunes étaient ses concitoyens. Cette affaire avait fait du bruit, mettant dans la gêne la partie helvétique.
A Tunis, lorsqu’on m’a proposé une bourse, je suis tombé des nues. Direction
Leipzig, en RDA, où j’ai entamé des études des beaux-arts tout en étant responsable des étudiants algériens dans ce pays. Au cours de l’été 1962, au 8e Festival mondial de la jeunesse pour la paix d’Helsinki, nous avons exposé nos travaux dans l’enthousiasme qui a suivi la libération. Dans l’euphorie et une indiscible joie. C’était la première fois que les Algériens s’affirmaient en tant que tels à l’étranger.»
Pâte de Verre par Adane Mustapha
Enfance à La Casbah
En 1964, Mustapha rentre à l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger en qualité de professeur plasticien, sculpteur. L’établissement était dirigé par Bachir Yelles. Notre artiste y restera juqu’en 1970. Il égrène avec émotion ses souvenirs de jeunesse. «C’était une époque extraordinaire. Un pays neuf, où tout était à faire, propice à la création, avec comme leitmotiv : ne pas rester dans le sillage des Français et du passé colonial, de même qu’il ne fallait pas tomber dans les travers élitistes.» L’art contemporain, Mustapha le qualifie volontiers et avec dérision d’art «comptant pour rien». Notre artiste aura l’insigne honneur, sous l’impulsion du préfet d’Alger de l’époque, le Dr Bachir Mentouri, de donner libre cours à son talent en réalisant la Clef d’Alger en argent et en or, et d’autres créations dignes d’intérêt, dont les fameuses fresques murales de l’aéroport d’Alger réalisées quelques années après.
Et ce n’est pas le fait du hasard si Mustapha a été élu président de l’Union nationale des arts plastiques dans les années soixante-dix, auquel ont succédé ses illustres pairs Mohamed Khadda et Fares Boukhatem. «Depuis, ces unions vivantes ont disparu, remplacées par une union nationale des arts culturels avec un président indéboulonnable depuis les années 1990 jusqu’à sa mort fin 2014, que Dieu ait son âme.
Quand je pense que l’Union des peintres mexicains, par exemple, indépendante des pouvoirs publics est composée de 700 membres élus par leurs pairs, je reste perplexe.» Quant à la préservation et la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel, Mustapha n’en reste pas moins interrogatif.
«Après 130 ans d’indigénat et de destructions, nous constatons aujourd’hui que ce qui reste de notre patrimoine est actuellement squatté.
Bordj Boulila (Fort l’Empereur), classé monument historique déjà en 1930 lors du centenaire de la colonisaton, est depuis l’indépendance interdit d’accès aux Algériens. Il n’est nul besoin de retracer son histoire et le sacrifice des premiers Algériens tués dans ses murs pour défendre La Casabah d’Alger. Bordj Sidi Amar à l’Amirauté dont l’entrée actuelle est un véritable scandale, flanqué de petites tours à l’ancienne est également interdite d’accès.
Djamaâ Djedid, datant du 11e siècle, est défiguré par un deuxième minaret, d’un parking qui a été construit dans les années 1990, à moins de 50 mètres par la municipalité malgré les protestations des associations (la loi interdisant toute construction à moins de 500 mètres), les galeries algériennes, joyau néo moujdar, transformées en musée d’art moderne, en passant par la destruction des stucs des boiseries en acajou. Maintenant, il est question de rénover La Grande Poste. En la déformant ? Sans parler de Bordj El Deban dessiné par Delacroix à Pointe Pescade, à moitié enseveli par la cimenterie, les anciennes murailles de Bordj El Kiffan, sans évoquer La Casbah qui agonise lentement», se lamente
Mustapha, qui rappelle que le Japon après sa défaite en 1945 a commencé non pas à construire son économie, mais à se construire culturellement. Mustapha, qui se remémore les périodes fastes d’après-indépendance, fustige les déviations actuelles qui l’attristent. «Parce qu’on n’a pas mis en évidence les capacités des Algériens, on a bridé leur expression et leur liberté, on a même tendance à nier leur passé. Les autorités avaient étouffé l’Union des écrivains, des musiciens en réduisant à néant les activités culturelles à travers une ‘‘centralisation’’ mortifère. Actuellement, c’est pire. Même les expositions faites à l’étranger sont contestées parce qu’elles reflètent le niveau très bas de leurs auteurs. Vous savez, un pays sans culture est un pays mort. Avant, on travaillait avec les tripes, avec l’idée de toujours avancer sous le feu des critiques, des bagarres parfois, mais pour le même idéal.
Aujourd’hui, il n’y a plus rien. C’est le vide. C’est triste, très triste.» Mustapha, qui déplore cet état et l’impasse culturelle, renvoie à l’ambiance générale hostile aux libertés, à l’expression libre, à la citoyenneté d’une manière générale. «On a plutôt affaire à des carriéristes de la politique, des professionnels de l’esbrouffe qui s’éternisent à leurs postes en dépit du grand fossé qui les sépare des administrés et qui font moins la politique que de la cuisine politique.»
D’un autre côté, les intellectuelles ont décroché de la vie civile et de la politique. Pourquoi les élites ont-elles déserté l’action et la gestion de la cité ? Pour Mustapha, cette approche est fausse : «Les intellectuels n’ont pas fui. Les pouvoirs successifs les ont carrément écartés de la chose publique devenue leur pré carré exclusif, décidant de la destinée des citoyens, contraints malgré eux d’accepter leur sort. Ne parlons pas des intellectuels qui ont préféré se dorer sous les ors de la République. Prenons le cas de mon ami, le regretté Sid Ali Kouiret. Pourquoi est-il parti en France pour tourner des feuilletons à M6 ? Tout simplement parce qu’on ne lui a rien proposé ici. Sans statut, sans argent, comment pouvait-il subister ? Qu’a-t-on fait ? On a remplacé des Unions libres par des Unions inféodées au pouvoir.
C’est cette centralisation jdanoviste que j’ai dénoncée et que je ne cesserai de fustiger», s’emporte Mustapha, avant de nous emmener à travers un voyage où le cocasse le dispute au saugrenu, donnant lieu à quelques postures insolites : «comme je préparais la fresque qui trône à Tafourah et que j’ai réalisée, je suis parti pour la photographier. Deux militaires instruits par leur chef sont venus m’arrêter manu militari au prétexte que j’étais un espion étranger. On m’a confisqué l’appareil. J’ai eu la chance de ne rester qu’une journée à Serkadji. Ils ont compris par la suite que je n’étais là que pour rénover ma propre œuvre. Ma physionomie les ayant sans doute trompés !»
Adane Mustapha : Artiste plasticien, céramiste, sculpteur-désigner
La fuite des intellectuels
Mustapha raconte cet épisode, non sans l’accompagner d’un rire moqueur. Plus généralement, Adane admet que cette génération, l’actuelle, souffre durement d’une morale perdue comme un mutilé souffre de son membre amputé.
Qu’est-ce qui explique le désarroi des gens ? Le repli de soi sur soi ? La démission ? «La déviation surtout des jeunes est impressionnante. Ils deviennent des automates. C’est une jeunesse qui s’ouvre sur des moyens de communication rapides, cela surclasse les pouvoirs politiques dépassés par ces procédés modernes et sophistiqués. Les systèmes politiques ne se rendent pas compte qu’ils ne sont forts que lorsque les libertés ne sont pas étouffées.
Benjamin Franklin n’a-t-il pas dit que l’expérience est une école sévère, mais aucune autre ne peut instruire les imbéciles. Tous les murs érigés par les fascistes sont tombés. Les initiateurs des lignes Morice et Challe et leurs barbelés électrifiés ne se sont-ils pas cassés les dents ? Le monde actuel est en ébullition, ce qui n’exclut pas la question de savoir pourquoi du Maroc jusqu’en Afghanistan tout est délabré ou presque. Pourquoi l’Amérique met-elle tant de milliards juste pour essayer d’écouter tout le monde ? Les interrogations se multiplient, mais la discussion, au demeurant très plaisante, s’achève sur l’histoire controversée de l’atelier d’Adane, sis, au Calvaire à Kouba que nous évitions, étant jeunes, d’approcher de peur d’être frappés par les esprits maléfiques.
Cette demeure ayant la réputation d’être hantée, Mustapha s’en explique : «quand je suis rentré en 1962, je travaillais tard. Une fois une apparition est sortie de la cheminée sous la forme d’une femme qui m’a bien observé avant de s’évaporer. Le scénario s’est reproduit à trois reprises, je ne sais pas si c’était l’effet de la fatigue, mais je n’en ai pas tenu compte, même si la rumeur enflait.» Actuellement, on évoque la perte de ce patrimoine après sa vente par son propriétaire. La réponse fuse. «Ce n’est pas un patrimoine au sens propre du terme. Belmondo père n’y a jamais exercé. J’ai passé 50 ans de mon existence dans cet atelier que j’ai rénové. Je suis parti de là-bas à cause du bruit et d’un environnement devenu insupportable. Voilà, c’est tout !».
Par Hamid Tahri
El watan du 30/03/2017
Les élites et la politique : la dérobade ?