Voici un épisode des luttes politiques et syndicales étudiantes. Comme pour toutes les autres mémoires et filières mnésiques, les censeurs des différents « mandats », en réalité il n’y en a qu’un seul depuis 1962, ont adopté une culture du détergent et de l’effacement. Il est bon de rappeler cette université où brillait l’engagement des étudiants. Cette histoire, j’en ai été un témoin et un acteur. Cette culture syndicale, militante et de l’engagement, m’a accompagné et m’accompagne dans ma vigilance citoyenne, je la consolide tous les jours, je la fortifie à l’aune des présences actives, solidaires, intelligentes, des blogueurs, des militants pour les libertés démocratiques, des acteurs pour la reconnaissance du plurilinguisme au Pays, des défenseurs d’un projet culturel ouvert, innovant, résilient, inclusif qui respecte la création et les artistes. L’Ecole des Beaux-Arts d’Alger, dans son histoire de proximité avec les architectes, a produit des luttes syndicales mémorables, avec des leaders étudiants époustouflants. Dans son autonomie de destin, les travailleurs, les étudiants et certains enseignants ont continué à porter le « fer » contre ceux qui avaient la volonté d’administrer l’art et la culture.
Il y a 40 ans, une expérience de lutte syndicale à l’université d’Alger : la grève des étudiants du département de psychologie d’Alger (17 avril-14 juin 1977)
En 1976-1977, vingt-huit grèves affectent l’université algérienne. L’idée d’un cadre de lutte autonome des étudiants fait son chemin, elle est débattue lors des actions de grèves. Elle est évoquée dans quelques plateformes et résolutions. Le syndicat étudiant vise la défense des intérêts matériels et moraux des étudiants et les libertés démocratiques du droit à l’expression et à l’organisation. Les premiers embryons d’un mouvement structuré se mettent en place. Chaque grève décide de son programme d’action et définit sa structure de lutte en fonction de l’état de mobilisation des étudiants et de la tradition syndicale en vigueur dans l’institut ou l’université.
L’année 1976-1977 est l’année des deux grèves importantes des départements de sociologie et de psychologie d’Alger. La grève du département de sociologie, en décembre 1976, confrontée à l’attitude de l’administration et des organisations de l’union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA) et du comité de volontariat universitaire (CVU), fait avancer l’idée d’un syndicat étudiant. La cité universitaire garçons de Ben Aknoun (Alger) enregistre, en octobre 1976, la première élection d’un cadre démocratique et indépendant. Le comité de cité autonome est élu au suffrage universel, renforcé, le 31 mars 1977, par l’élection d’un comité de vigilance. A Oran, les étudiants des instituts de droit et des sciences-économiques, en arrêt de cours, en mars 1977, mettent l’accent sur l’absence d’une structure de lutte démocratique. Les étudiants des sciences médicales et des sciences de la terre de Constantine, en grève en mars 1977, constituent des comités de grève. La même suggestion d’un syndicat autonome des étudiants est soulevée à l’assemblée générale, du 3 avril 1977, des sciences-économiques de Constantine. Dans la même ville, les étudiants des sciences-sociales proposent le 11 avril « d’élaborer une plate-forme de travail, de proposer des formes de lutte à suivre et de mettre sur pied un comité d’assemblée générale élu directement par l’assemblée générale ». Ils estiment que « ce travail doit aller dans le sens de la mise en place d’une organisation propre aux étudiants au niveau national ».
Les étudiants de l’institut de psychologie d’Alger déclenchent une grève, le 17 avril 1977, pour imposer la levée d’une sanction qui frappe un de leurs camarades et pour poser le problème des débouchés à la fin des études. Une liste de revendications est établie, semestre par semestre, et elle est diffusée. C’est un document de trois pages qui comprend trois chapitres, 33 revendications pédagogiques et deux points liés aux libertés universitaires (« le droit de tenir des assemblées générales » et « le droit à l’affichage »).
Le lendemain matin, à la faculté centrale d’Alger, des affiches murales annoncent « le boycott des cours à l’institut de psychologie d’Alger jusqu’à la résolution des problèmes ». Les comités pédagogiques sont dissous. Ils sont remplacés par un bureau de grève, élu démocratiquement. Il est composé de représentants étudiants de chaque semestre d’études. Les « volontaires » sont favorables à la grève, occasion pour eux de développer un contrepoids à la grève des arabisants de la faculté de droit d’Alger. Le 23 avril 1977, l’administration de l’institut menace d’invalider, en cas de poursuite de la grève, les semestres 2 et 4. Les étudiants occupent le bureau de recteur de l’université d’Alger dans le but d’obtenir une entrevue au Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique.
Le 24 avril, le sous-directeur des études universitaires du Ministère s’engage à tenir une réunion-discussion avec les grévistes, des membres de l’administration et des responsables du Ministère. La date est fixée au 27 avril. A cette date, le sous-directeur des études universitaires refuse de recevoir une délégation d’étudiants. L’administration des sciences-sociales tente de briser le mouvement de grève. Le même jour, le directeur de l’institut envoie une lettre de menaces et d’intimidation aux parents des étudiants. Entre le 28 avril et le 14 mai 1977, plusieurs réunions se tiendront entre étudiants grévistes et l’administration universitaire. Le vice-recteur de l’université d’Alger reçoit une délégation d’étudiants. Il menace certains grévistes qui « brisent l’unité de la famille universitaire et jettent le discrédit sur l’image de marque de la faculté centrale d’Alger ».
Le secrétaire général du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique reçoit deux délégués étudiants, en présence du directeur des études universitaires. Il menace de sévir contre les procédés de grève, de regroupements et d’occupation de locaux. Il signifie que « huit cents ou mille étudiants renvoyés ne gênent en rien ». La réunion organisée au Ministère entre étudiants, enseignants, recteur et membres du ministère se solde par de violents accrochages verbaux entre étudiants et membres de l’administration. Ces derniers sont dénoncés publiquement.
Le 14 mai 1977, une délégation d’étudiants est reçue au Ministère. Promesse leur est faite de régler les problèmes dans les deux jours qui suivent par le Ministre. Le 17 mai 1977, les problèmes ne sont toujours pas réglés. La direction de l’institut des sciences-sociales suspend provisoirement, en attendant la réunion d’un conseil de discipline, l’inscription de vingt-deux étudiants. La liste est communiquée, affichée. Ces étudiants sont qualifiés de « meneurs » et « d’agitateurs ». L’administration menace, également, d’annuler un semestre pour les étudiants en grève. Une assemblée générale est provoquée à l’amphithéâtre. Elle rassemble l’ensemble de l’institut. Les étudiants décident de soutenir leurs camarades sanctionnés. La grève illimitée est votée. Une motion appelle au soutien de « tous les camarades de toutes les sections ». Le comité de volontariat universitaire propose de reprendre les cours « pour éviter le piège posé par l’administration ». Le 18 mai 1977, les étudiants exigent « la levée de la sanction des vingt-deux étudiants ». Le comité de volontariat universitaire diffuse un tract intitulé « Que se passe-t-il en Psycho? ». Il donne une version politique des faits et de la grève.
Le 19 mai 1977, les étudiants de psychologie interpellent le Ministre à la faculté centrale d’Alger. Il doit commémorer « La journée de l’étudiant ». Le Ministre se contente de répondre « Je ne dois pas discuter avec vous, car vous êtes des grévistes. Pour le moment, je n’ai pas le temps de résoudre vos problèmes, je pars aux USA ». Les « volontaires » organisent une quête pour offrir au Ministre une gerbe de fleurs. Le Ministre est empêché, par les étudiants grévistes, de se recueillir sur le monument aux morts des étudiants. Il regagne sa voiture et s’en va. L’administration de l’institut et le recteur, en personne, arrachent les affiches murales des grévistes. Le recteur dépose plainte auprès des services de police contre les vingt-deux étudiants exclus. Dans l’après-midi, les étudiants se réunissent en assemblée générale et décident de durcir le mouvement et de faire appel à la solidarité de tous les autres étudiants. Le comité de volontariat universitaire, cherchant à chapeauter le mouvement, organise une assemblée générale où de nombreuses motions de soutien sont lues.
Le 25 mai 1977, une délégation d’étudiants est reçue au Ministère. Le secrétaire général du ministère de l’enseignement supérieur et le directeur de l’enseignement supérieur menacent de fermer l’institut de psychologie et de faire intervenir la police.
Dès lors, les étudiants de psychologie savent qu’il faut étendre le mouvement pour ébranler les autorités universitaires et ministérielles. Ils organisent à la faculté centrale d’Alger une quête financière. Des délégués sont envoyés dans d’autres facultés d’Alger, de Constantine et d’Oran pour essayer de lancer un mouvement de grève à l’échelle nationale. Le 11 juin 1977, l’assemblée générale des étudiants de psychologie d’Alger vote la proposition de « bloquer le fonctionnement de l’institut des sciences-sociales ». Les « volontaires » se désolidarisent des étudiants quant au choix de la fermeture de l’institut des sciences-sociales. Ils condamnent le bureau de grève et dénoncent le recours à de telles actions. Ils citent les répressions des précédents mouvements de grève pour provoquer la peur et l’autocensure chez les étudiants. Le 12 juin, au matin, des piquets de grève sont dressés par les grévistes, avec l’aide d’étudiants d’autres sections, et ferment l’institut des sciences-sociales. Un pamphlet intitulé « La phalène » est largement diffusé. Les « volontaires » dénoncent le tract.
Le 14 juin 1977, vers 17h30, les forces de répression interviennent dans l’enceinte universitaire. Elles procèdent à l’arrestation de trois étudiants. D’autres arrestations sont effectuées, le même jour, de nuit à la cité universitaire garçons de Ben Aknoun. Un étudiant est arrêté à son domicile. En tout, neuf étudiants sont incarcérés.
Le 15 juin, au matin, des étudiants sont arrêtés dans la rue et au cercle des étudiants. La plupart sont relâchés. A 16h, une assemblée générale se tient à la faculté centrale. Les étudiants proposent qu’une délégation aille voir le commissaire principal d’Alger, tandis que le reste des étudiants organise un regroupement de masse en face du commissariat central d’Alger, en signe de protestation. Le commissaire principal du grand-Alger ordonne aux étudiants de reprendre les cours, et ce « dans leur intérêt ». Les « volontaires » rejettent la responsabilité de l’intervention des forces de l’ordre sur l’administration, et tentent de blanchir le pouvoir. Ils insinuent que les étudiants arrêtés le méritaient. Ils proposent d’aller « mendier » leur libération auprès de la présidence.
Le 16 juin 1977, un nouveau rassemblement des étudiants se déroule à l’institut des sciences-sociales. Un sit-in est organisé au palais du gouvernement par la majorité des étudiants de la faculté centrale d’Alger. Une délégation d’étudiants est reçue par le chef du protocole du Ministre de l’Intérieur. Il déclare que « les étudiants arrêtés ont porté atteinte à la sécurité de l’état ». Il affirme qu’ils « seront déférés devant la justice ». Deux étudiants sont relâchés. Dans l’après-midi, assemblée générale des étudiants de la faculté centrale d’Alger qui décide de former des délégations pour mettre au courant les autres universités et pour leur demander de participer à une journée d’action le 18 juin 1977, avec un grand rassemblement devant la faculté centrale d’Alger. Le 17 juin 1977, une délégation d’étudiants est reçue par le Président de la République.
Le 18 juin 1977, le rassemblement exige la libération des étudiants emprisonnés. Des bagarres éclatent suite aux provocations des éléments du comité de volontariat universitaire (CVU) qui diffuse un tract intitulé « Mettre en échec les contre-révolutionnaires à l’université ». Signé de la coordination des comités universitaires, le document fait état de l’arrestation des étudiants grévistes, affirme « L’ensemble des autorités supérieures consultées par les délégations d’étudiants ont confirmé que les problèmes légitimes des étudiants ont servi de paravent à des provocateurs dans leurs activités subversives » et invite à être présent au rassemblement du même jour pour « dénoncer et (se) démarquer du contenu réactionnaire du tract « La phalène » et (…) (enlever) les points d’appui de la réaction à l’université ». Après s’être désolidarisés des étudiants emprisonnés, les « volontaires » cherchent à créer la confusion et appellent à la répression. Ils cherchent à discréditer par tous les moyens la grève de l’institut de psychologie et à casser la solidarité active des étudiants. Ils agressent les étudiants qui manifestaient leur solidarité envers les étudiants arrêtés.
Le même jour, dès midi, les cinq étudiants détenus au commissariat central sont jugés au tribunal d’Alger, à huis clos. Ils refusent les avocats désignés d’office. Le procès ne dure pas plus de trois minutes par personne. Ils sont accusés « d’atteinte à la sûreté de l’état, d’intelligence avec l’étranger, de publication de tracts insidieux et de regroupements sur la voie publique, d’atteinte à la liberté de travail et de coups et blessures sur le personnel de l’administration ». Placés sous mandat de dépôt, ils sont incarcérés, en fin d’après-midi, à la prison d’El-Harrach.
Le 19 juin 1977, au matin, ils reçoivent dans le bureau du directeur de la prison, la visite du Procureur de la République qui parle de « faire preuve d’indulgence, malgré la gravité de la situation ». L’après-midi, trois étudiants sont relâchés et mis en liberté provisoire. Deux autres demeurent incarcérés.
Le 8 novembre 1977, les deux étudiants, dont l’auteur de « La phalène » sont jugés en correctionnelle au tribunal d’Alger. Trois motifs d’inculpation sont retenus contre eux: « distribution de tract subversif, atteinte à la liberté de travail et violence contre les travailleurs, et port d’armes prohibées ». L’auteur et rédacteur du tract intervient et dit qu’il « ne regrettait pas son geste dont il tient à en prendre l’entière responsabilité car il s’agit de vérité à l’université et à l’extérieur ». Un des étudiants est acquitté, l’autre est condamné à trois mois de prison avec sursis. Tous les deux sont relâchés. Un nombre important d’étudiants ont tenu, par leur présence, à témoigner leur solidarité à leurs camarades.
Au mois de juillet 1977, deux des trois étudiants relâchés quittent le territoire national. Ils seront à l’origine de la création, le 19 juin 1978, du Groupe des étudiants algériens autonomes de Grenoble. Ils participeront activement à la mise en place, en décembre 1978, du comité d’étudiants pour les libertés démocratiques en Algérie, pour œuvrer à la création d’un syndicat des étudiants. Ils seront membres de la Conférence nationale des étudiants algériens, Paris le 29 avril 1979, qui appelle à la construction d’un syndicat indépendant et démocratique.
Mansour ABROUS
(Publié dans El Watan le 19 avril 2017)
L’étudiant algérien fut un acteur majeur du mouvement de libération nationale