La vocation d’un musée d’art moderne (ou contemporain) n’est pas d’organiser un quelconque salon. Celui du dessin (le premier du genre fut agencé du 13 au 17 mars 2013 à la Médiathèque d’Oran) ouvert le samedi 27 janvier 2018 au MAMA semble d’autant plus anachronique et saugrenu que même le traditionnel jury, normalement enclin, en pareil cas, à primer les acteurs, fait d’emblée défaut.
Se soustrayant au principe de la récompense ou posture concurrentielle, les instigateurs du rassemblement disposeront des travaux d’artistes locaux à proximité de ceux de la diaspora, réuniront ainsi plusieurs promotions issues de l’École nationale et supérieure des Beaux-Arts d’Alger. Simpliste, l’approche révèle la paresse d’esprit dont pâtit une institution inaugurée fin 2007 dans le cadre diplomatico-protocolaire d’Alger, capitale de la Culture arabe. Victime une décennie plus tard des coupes budgétaires imposées en regard à la chute gastrique des recettes pétrolières, elle souffre d’une double pénurie de fonds puisque la disette est à la fois de nature pécuniaire et conceptuelle. À l’absence d’une commission d’experts habilités à l’achat des œuvres marquantes (le sponsor “Société générale Algérie” pourrait aussi aider à acquérir celles nécessaires à l’entendement analytique de l’historiographie artistique) s’ajoutent les inconséquences d’un espace déjà obsolète en ce qui concerne leur préservation (pas de chambre froide). Désarmés devant tant d’insouciance, les trois principaux responsables (Mohamed Djehiche, Meriem Bouabdellah et Nadira Laggoune) du lieu ont tour à tour usé des éléments de langage appropriés, lors par exemple du Forum d’El Moudjahid, rendez-vous liminaire où se rode le ton officiel de différentes manifestations.
L’actuelle directrice n’échappe pas à cette règle vernaculaire voulant qu’aucune monstration ne perturbe l’ordre des choses établies en vertu de la sacro-sainte stabilité idéologique alors qu’une souche d’émergents tente (notamment par le truchement de quelques résolutions autonomes ou “sauvages” parfaitement louables) de sortir des sentiers battus de la redondante bienséance, d’émettre des gammes méridionales dans le concert des nations qui comptent lorsque s’étalent les fracas performatifs de la singularité en actes. Celle de Marinus Boezem, Stéphane Calais, Rolino Gaspari, Toni Grand, Titi Parant, Claudio Parmiggiani, Michelangelo Pistoletto, Jürgen Schilling et Franz West s’exhibait du 22 novembre 2012 au 12 janvier 2013 aux Abattoirs-Frac Midi Pyrénées pour justement montrer des Dessins à dessein. Au sujet de l’homonymie, le texte de la commissaire Hélène Poquet soulignait que « (…) l’introduction autour des années 1750 du terme “dessin” a entraîné une signification plus restrictive, sémantiquement moins riche, n’impliquant pas forcément une intention intellectuelle sine qua non, un véritable projet de l’esprit. Cette rupture avec la tradition italienne et la théorie de l’art de la Renaissance (…) permet certainement de comprendre pourquoi toute une génération d’artistes actuels réinvestit la question du dessin, (lequel) demeure avant tout un dessein (…) qui se traduit par une forme graphique. ».
Attribué à l’exposition en cours au MAMA, l’intitulé Dessinez vos desseins ressemble beaucoup à celui choisi à l’occasion de Graphéine. Reprenant de plus le schéma discursif de cette saison toulousaine, la curatrice du projet algérois stipulera en préambule que les participants convoqués sont conviés à jouer sur un binôme (dessin et dessein) ultérieurement spécifié. Elle ajoutera, sur les ondes radiophoniques de la “Chaîne III”, que les intervenants retenus (Yazid Oulab, Driss Ouadahi, Abdelkader Belkhorissat, Ammar Briki, Hamza Bounoua, Sofia Hihat, Slimane Ould Mohand, Sadek Rahim, Mounia Lazali, Djameledine Bencheninne, Mehdi Djelil, Sofiane Zouggar, Hicham Belhamiti, Thilleli Rahmoun, Abdelmalek Yahia, Adel Bentounsi, Fethi Hadj Kacem, Atef Berredjem, Mostafa Goudjil, Akila Mouhoubi et Hellal Zoubir) valoriseront et rendront plus pertinente une discipline préparatoire indispensable à l’achèvement des médiums. Partie intégrante et agissante de toute épreuve esthétique, elle accompagne et sous-tend les diverses problématiques qu’essaient d’accorder (à la suite d’un appel d’offre ou d’une commande publique) des auteurs agissant à l’épicentre de l’originalité incubatrice. Priés de « Redonner ses lettres de noblesse et de la
visibilité à l’art du dessin », de lui accorder « (…) une assise concrète et pérenne », les vingt et un protagonistes de l’événement (que les initiateurs souhaitent reconduire tous les ans) se
produiront du 27 janvier au 05 mars 2018 à l’intérieur d’un environnement censé répercuter des thématiques périlleuses, relater des transgressions du déjà-là, en l’occurrence d’un savoirfaire (dessin) qui « (…) occupe une place importante dans les programmes des écoles d’art ».
Dans celle de la capitale, la formation fut longtemps assimilée au fil à plomb par lequel l’élève dupliquait à l’identique le moule en plâtre délicatement posé au dessus d’une stèle en bois. L’œil fixé sur le blanc modèle, il ravivait le souci du détail selon une description réaliste du visible choyée du temps de l’Algérie française, à fortiori à l’ancienne École municipale. Pareillement entiché d’une pureté gréco-romaine, Bachir Yellès, l’originel gérant postindépendance de l’École nationale des Beaux-Arts d’Alger, reconduira en novembre 1962 le même système éducatif adopté comme parangon de l’enseignement académique, l’idéal néo-classique captant encore l’intention d’un homme entièrement acquis au style naturaliste, donc rétif à la subversion des canons qui agitait depuis longtemps les bouleversements plastiques de la modernité européenne. En larguant les amarres des “Beaux-Arts”, l’anticonformiste pied-noir algérien Denis Martinez (il réfute ce type d’identification et argue, à son corps défendant, que sa famille habite le territoire national depuis des lustres) permettra à nombre d’étudiants de se désinhiber des carcans charbonnés au fusain. Si Abdelkader Belkhorissat et Ammar Briki se distingueront lors des séances de croquis, démontrant par là même leurs facultés d’improvisation, chacun des prétendants au label artiste-créateur
échafaudera, parfois à force de ténacités, une empreinte intimiste.
Après maintes explorations, celle de Yazid Oulab s’exprimera davantage du côté septentrional de la Méditerranée, notamment lorsque l’équipe de la Maison Salvan de Labège village dévoilait du 21 octobre au 19 novembre 2011 (au cours du Mois du dessin contemporain étrenné au niveau de l’agglomération toulousaine par le réseau PinkPong) ses expérimentations réalisées à partir de graphite extrait « (…) des abîmes pour lui donner une âme ». Prorogeant la série Résonances, l’enfant de Sedrata (commune de l’Est algérien) s’inspirait alors des anachorètes du début de l’ère chrétienne et suspendait en haut d’un échafaudage de roseaux des Stylites urbains en pleine méditation.
Ces prophètes, ascètes ou ermites soufis retiendront l’attention du président du Palais de Tokyo Jean de Loisy et de collectionneurs au moment du Salon international du dessin (monté du 08 octobre au 26 novembre 2016 à l’Artothèque Antonin Artaud de Marseille) auquel ne collaboreront pas Mostafa Goudjil et Akila Mouhoubi. Ces deux vieux exilés animent au cœur de la cité phocéenne des ateliers de dessin, ce qui explique partiellement leur venue à Alger, une invitation à saisir par ailleurs concomitamment au copinage qu’entretient savamment Nadira Laggoune. L’entre-soi bénéficie souvent à l’opportuniste, factotum et agent de l’ombre Hellal Zoubir, lequel profitera de la crédibilité que lui apporteront les autres légitimes présences de Driss Ouadahi (l’Algéro-allemand décompose et recompose picturalement de grands ensembles architecturaux de manière à confronter l’individu à sa carcasse ou ossature sociale), Sofia Hihat (taraudée par les interrogations identitaires ou souvenirs d’enfance, elle photographie et esquisse des İtinérances mnémoniques, des étapes de constructions et de mutations culturelles relatant de sensations distanciées puis réactualisées via le rite contrasté de la trace atavique), Sofiane Zouggar (scrutant les réalités tronquées que rapporte unilatéralement l’information télévisée, ou plus généralement les médias, il se penchera à ce titre sur les archives de la guerre civile opposant islamistes armés et militaires, les réactivera aux creux du registre temporel de L’effacement), Mounia Lazali (en quête de savoirs et de rencontres, cette migrante du pôle asiatique cherche à percer les secrets pointilleux d’un peuple chinois énigmatique), Thilleli Rahmoun (néo-parisienne occupée à juxtaposer l’instabilité de l’existant, des morceaux de vie siphonnés sur des objets éphémères renvoyant à la fragilité quotidienne et à l’instabilité des sentiments), Hicham Belhami (du “Box 24” à Picturie générale, ce mostaganémois a ponctué les Points-Sutures de la souffrance humaine, des blessures faisant résonner l’écholalie mortifères de l’être-là), Adel Bentounsi (ses vidéos, performances ou installations caractérisent un esprit libertaire sensible à l’immobilisme qu’impose l’autocratie politico-religieuse), d’Atef Berredjem (également d’Annaba, il combine les genres de la contemporanéité plastique de façon à sonder les perturbations effectives de la modernité algérienne, les phases rythmiques de ses processus transitionnels), Mehdi Djelil (ses personnages anthropomorphiques et carnavalesques situent la transsexualité au stade de la métamorphose permanente) et Fethi Hadj Kacem (ce tagueur autodidacte est le géniteur de fresques affichant en Algérie les nouvelles empreintes du graffiti urbain).
Élargissant le “Champ du Signe” précédemment creusé par Abdallah Benanteur, Mohamed Khadda, les “Aouchemites” (Martinez, Mesli, Adane, Saïdani, Ben Baghdad, Baya, Abdoun, Zerarti et Dahmani), Rachid Koraïchi ou Larbi Arezki, le koweitien d’adoption Hamza Bounoua crayonnera le brassage nuancé du cosmopolitisme cosmogonique pendant que Slimane Ould Mohand gravera le patchwork cloisonné de la patrimonialisation berbère. Témoins du syndrome existentiel corsetant une population algérienne en état d’aphasie, Abdelmalek Yahia et Sadek Rahim en griffonneront les indices. Djameledine Bencheninne gribouillera quant à lui une version plus optimiste de la société, tissera les fils de son africanité, reviendra de la sorte à l’authenticité du geste, celle que garantissait autrefois la main de l’artiste mais qu’un Jeff Koons a ringardisée en dupliquant à satiété le modèle né du dessin. Tel un créateur de mode, la star bankable de l’ingénierie financière se contente désormais d’ébauches sur papier et laisse le soin à des artisans, ou collaborateurs de seconde zone, de confectionner le résultat ultime.
Cette finalité là n’a toutefois pas éliminé la notion de génie accolée aux élus planant au sommet d’un marché de l’art occidental à la marge duquel campent toujours les plasticiens autochtones. İls resteront à la traîne du circuit mondialisé tant qu’un mécénat privé ne parrainera pas régulièrement un musée à redynamiser intellectuellement et matériellement (dans l’optique de transformer des sites archéologiques en ressources économiques et touristiques, le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, prévoyait, en relation à sa conférence de presse du samedi 07 octobre 2017, d’octroyer des concessions à des exploitants algériens ou investisseurs étrangers), tant que prévaudra en Algérie l’amateurisme et l’incompétence des opérateurs culturels. Aussi, Madame Nadira Laggoune, SVP, au nom de l’amour de l’art, allez-vous-en ! partez pour que des desseins (vocable à comprendre ici en termes de dispositifs scénographiques et mentaux, méthodologies critiques et perceptives, stratégies et plans d’action, etc…) porteurs échappent à votre paréidolie (espèce d’illusion optique consistant à appréhender, parfois dans un nuage, une image connue).
Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art