L’ensemble des journaux annonçant le décès du plasticien Mohamed Demagh ont associé à son patronyme le vocable moudjahid, comme si l’acceptation et reconnaissance du statut d’artiste incombaient d’abord aux actions anticoloniales menées en plein maquis lors de la Guerre de libération.
Or, bien que la démarche qui caractérise l’oeuvre tridimensionnelle de « (…) l’un des plus grands maîtres de la sculpture en Afrique» (selon le Huffpost Algérie, 17 août. 2018) a pour origine déterminante un combat révolutionnaire investi dès 1955 au coeur du djebel, le déclencheur du processus créateur est à détecter sous les noircissures de la braise, c’est-à-dire aux endroits où se plantaient les arbres englués de napalm. Ces indices primordiaux renvoient au paradigme de résurrection et extensivement à la problématique existentielle de Joseph Beuys, installateur habité d’une vocation thérapeutique susceptible d’immuniser et soulager la société allemande des maux psychologiques inhérents au nazisme.
Les souvenirs affectant négativement le passé taraudaient tout autant l’esprit de Mohamed Demagh, lequel tempérera d’abord la souffrance humaine au stade du service maintenance d’un hôpital, emploi le rapprochant du protagoniste germanique contraint d’interrompre des études de médecine dès le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Muté sur le front russe, le futur pilote de la Luftwaffe s’écrasera en Crimée, magnifiera la chute du monomoteur de chasse en stipulant avoir été secouru par des autochtones tartares instinctivement enclins à l’enrouler d’une couverture de feutre, à l’enduire de graisse antiseptique et à le rassasier de miel.
Quant au Batnéen, celui-ci échappera, contrairement à ses frères d’armes, au pilonnage, le 24 juin 1956, de la localité Ras Fourar. L’essence gélifiée (napalm) ayant embrasé les forêts environnantes de la Wilaya I, territoire des Nememcha, ce soldat promu au grade de sous-lieutenant sortira souvent des rangs de l’ALN (Armée de libération nationale) afin de récupérer des troncs de cèdres, chênes ou acacias carbonisés, de leur offrir une nouvelle apparence.
Du côté de Beuys, terre, cuivre, cire d’abeille, beurre, sang, os, soufre, animaux morts, rognures d’ongle, poils, bois et poussières s’annexeront aux trois symboles de chaleur (feutre, graisse et miel), matériaux de départ devenus les supports de prédilection, les récurrents médiums conducteurs d’une expression du sensible ponctuée des douleurs personnelles et ancestrales dissimulées ou enfouies. Figure de proue du courant Bewegung, le célèbre personnage au chapeau et gilet scénarisera à partir de l’année 1964 la légende dérivée de l’accident d’avion, cartographiera les diverses pistes d’un dispositif intellectif axé sur la condition chaotique, de mouvement et de forme. İl dégagera de la trilogie énergétique un pouvoir de réflexion ainsi qu’une perception élargie de l’idée conventionnelle de la sculpture, discipline que Mohamed Demagh émancipera à son tour en la délestant de la notion de statuaire.
Parfois exhibées devant l’atelier de la rue des frères Guellil (en réalité un garage du centre ville de Batna), les premières épreuves de 1966 exploiteront essences et textures du matériau collecté, sans doute grâce à une formation à l’école technique d’ébénisterie de Hussein dey, somme toute utile tant elle lui permettra d’adoucir les impacts, ce que rapportera l’interview accordée à l’hebdomadaire Révolution Africaine du 04 au 10 mars 1993, l’autodidacte y avouant : « Je communique avec l’arbre, on se parle, (…). Je ne le blesse pas avec les gouges (…). Le maillet me guide (…) et s’est ainsi que se crée une musique ». De la partition maîtrisée du geste naîtront les réalisations L’Étonnement, La Mère et l’enfant puis Tef’faha (Le Pommier). Élaboré suite à la mort du chef de famille, ce totem-mémoire relève d’une histoire encore plus affective puisqu’il s’agissait cette fois de sauver du dépérissement le résineux protégeant des rayons du soleil des parents assis à même la cour.
Aussi, chaque métamorphose de l’auteur « (…) maintient le bois en éveil (…), le moule pour libérer l’élan qui sommeille sous la gangue pesante de l’écorce (…), infuse une nouvelle vie, communique une autre dynamique », soulignait en 1980 Tahar Djaout, écrivain attaché au concept de « (…) sculpture-témoin » que l’on retrouvait chez l’initiateur du happening I like America and America likes me. Agencée en mai 1974 à la galerie newyorkaise René Block, la performance consistera à s’enfermer trois jours durant derrière un grillage avec un coyote, à attester de l’extermination de l’animal par des Blancs pareillement accusés du massacre des İndiens ou Amérindiens. Presque deux décennies plus tard, Demagh se lovait quant à lui au milieu d’une structure de fer, se blottissait au creux d’une cage ovale, semblait couver la météorite dénichée du côté de Khenguet Sidi Nadji, plus précisément à El-Oueldja, village du département de Khenchela. Là, les habitants baptiseront mithkal (poids) ou “Pierre du paradis” celles encore visibles aux alentours, soutiendront qu’elles jonchent le sol lorsque des anges les lancent en direction de Satan.
Le vagabond ou nomade impénitent en ramassera plusieurs et décidera en 1991 de les transporter à Batna puis à İfigha ; deux mois avant l’exposition Poids, mesure, mouvement et espace (aménagée du 20 janvier au 05 février 1993 au Palais de la Culture d’Alger), il les ceinturera de lanières métalliques soudées à l’aide du forgeron de Mtoussa, les métamorphosera en « (…) paraboles unissant deux mondes, le proche et le lointain » pouvezt-on lire au sein de l’hebdomadaire Révolution Africaine déjà cité en référence. Les boules cosmiques ne furent donc aucunement ramenées de Reggane (pôle géographique d’un essai nucléaire français) et à fortiori encore moins « (…) irradiées par l’opération Gerboise bleue », comme l’évoque faussement Mustapha Maaouià (Chef de service de chirurgie à l’hôpital Bachir Mentouri de Kouba) via l’hommage que publieront le Reporters (17 août. 2018), L’Expression, El Watan et Le Soir d’Algérie (19 août. 2018). Venus à l’époque rendre visite au sculpteur, des chercheurs de l’Observatoire de Bouzaréha (CRAAG) confirmeront être en présence de météorites (le quotidien Le Matin du 03 février 1993 titrait d’ailleurs “Demagh, l’homme des météorites”). “Hymne à la symétrique mesure d’un mouvement d’art inachevé” (intitulé du journal Le Matin, 20 janvier. 1993), la manifestation de l’hiver 1993 montrait La Sirène, Tef’faha ou Pommier de mon père, le bas relief L’enfant sous le palmier et une série de sphères privée de signalements ou repères nominatifs.
Puisque « Le mouvement, c’est la maîtrise de l’équilibre » (in Algérie-Actualité, 03-09 mars .1993), Demagh lui attribuait «(…) une forme d’immobilité » (in El Moudjahid, 24 janv. 1993), le figeait dans l’optique de « (…) façonner l’harmonie du moment (…), d’enfermer le temps dans les formes » (İbidem), de suspendre les instants fugaces de la mémoire, de dévoiler tous les non-dits, d’aller au-delà du message pour « (…) explorer l’âme des objets (et) en décoder la symbolique», réajuster au final le tempo de la nature et de l’homme, les acclimater à « (…) d’autres trajectoires plus expressives » (İbidem). En emprisonnant les météorites au sein de rails elliptiques, l’écologiste et humaniste existentialiste empêchait les démons de se déchainer, d’amplifier les traumatismes issus de violences corporelles partout agissantes au début de la décennie 90. Quatre mois après une production dynamitant le réalisme monumental préconisé par le Conseil supérieur des Moudjahidine et ayants Droit de chouhada, ou encore lors de l’aménagement du Musée de l’Armée situé au Makam el Chahid (Mémorial du Martyr), Tahar Djaout était assassiné d’une balle tirée à bout portant au niveau de la tempe, abattu froidement au même titre que plusieurs intellectuels antérieurement et postérieurement exécutés.
İnitiateur d’un langage bouleversant les canons technico-formels plus ou moins prescrits depuis l’İndépendance, orchestrateur d’une gamme esthétique irrecevable aux yeux de quelques adeptes des “Beaux-Arts”, le reclus et incompris Mohamed Demagh discernera, interprétera et pénétrera depuis sa réserve aurésienne les fracas d’une contrée en décomposition. İl est mort le jeudi 16 août 2018 sans faire de bruit et attend, peut-être, maintenant l’acte de crémation, que le tonnerre foudroie sa tombe, que la décharge incendiaire brûle un corps sublimé d’étincelles. Tel le Phénix, oiseau de feu affilié à l’éternité et à la liberté, le “Loup blanc” des Aurès renaîtra alors des cendres, court-circuitera les desseins du chitane (sheitan, shaitan, cheitan ou chaytan, diable malfaisant), apaisera les cœurs blessés, appliquera de la sorte la guérisseuse “mythologie individuelle” chère à Joseph Beuys.
Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art