Né de l’élévation du niveau de l’océan, plus précisément de l’entrechoquement entre le flot montant de la mer et le courant décroissant d’un fleuve, le mascaret survient à chaque changement de marée, donne alors naissance à un longue vague qui, remontant à contre-sens, s’engouffre au cœur des estuaires pour déferler sur plusieurs kilomètres.
À l’instar de ce puissant phénomène ondulatoire, le documentaire Algérie mon amour projeté le mardi 26 mai sur “France 5” causera de nombreux remous au niveau des réseaux sociaux, notamment du côté d’un gouvernement algérien percevant ledit film comme une « attaque contre le peuple Algérien et ses institutions, dont l’ANP et sa composante, la digne héritière de l’Armée de libération nationale (ALN)». Usant des habituels poncifs, l’ambassadeur (rappelé pour la forme ou engranger une stratégie de diversion) à Paris Salah Lebdioui doutera de la spontanéité du reportage et mettra en exergue l’intention complotiste de l’Hexagone, un argument que reprendra dès le lendemain le webzine Algériepatriotique. Considérant le 28 mai que le montage visuel du franco-algérien Mustapha Kessous est un « coup de poignard dans le dos du Hirak», ses journalistes insisteront sur l’esprit revanchard d’une « ancienne puissance coloniale » délégitimant « le FLN historique », conspirant contre « la souveraineté nationale et une armée volontairement confondue avec quelques généraux ripoux». À leurs yeux, les réquisits “hirakistes” ne convoquent que « la lutte contre le néocolonialisme et ses agents locaux au sein du pouvoir (…), l’autonomie législatrice, l’indépendance de la justice, (la) fin de la corruption et du pillage des richesses nationales par le pouvoir ». Exit donc les exigences inhérentes à la «modernité, laïcité et liberté des mœurs», des objets à supprimer du débat car affiliés aux habitus francisés d’une élite très éloignée « de la grande masse du peuple».
En sélectionnant cinq Algériens originaires d’Oran, d’Alger et Tizi-Ouzou, l’auteur d’Algérie mon amour n’avait probablement pas l’intention de cartographier la population sous toutes les coutures, ni du reste celle d’attribuer audit focus une vérité scientifique ou analytique. Ébloui et fasciné par un Hirak devenu non une étude soumise à l’objectivité ou rationalité sociologique mais “pré-texte” aux distorsions intimistes, il voulait en restituer la beauté. Soucieux de rapporter des instants historiques, de comprendre le soudain élan d’Algériens jusque-là résignés, le journaliste s’installera au plus près du débat sociétal de façon à voir «l’Algérie d’en bas», de la montrer différemment à travers le récit croisé d’interviewés maintenus face caméra.
Chaque gros plan met la narration du sensible en jonction avec la dimension politique de l’événement et la force captivante de l’image cloue le regardeur cathodique à l’écran. En apnée, ce “voyeur” n’a pas d’échappatoire et reçoit 70 minutes durant en pleine gueule ce qu’un discours officiel s’efforce de lui cacher à longueur d’année, soit les vérités criantes et clivantes de Sonia, Hania, Mehdi, Athmane et Anis. Avec des mots crus bousculant les idées reçues, chacun livrera à découvert et sans détour ses sentiments, reviendra sur l’oppression ambiante subie ou le mal-vivre, narrera les humiliations ressenties, révisera, entre enthousiasme et pessimisme, le contenu revendicatif du soulèvement, posera à sa manière le bilan des acquis et ratés. Faussement apparentés à la minorité urbaine francophone (pour dissiper le malentendu, il fallait peut-être les laisser parler en arabe dialectal et sous-titrer ensuite leurs propos), les futurs discriminés ou désavoués sortiront courageusement des sentiers battus, échapperont en même temps à l’hypocrisie ordinaire et c’est peut-être, ou sans doute, cet aspect déroutant qui électrisera nombre de téléspectateurs signalant après coup ne pas se reconnaître en eux.
Triés sur le volet après casting, ces convoqués partagent pourtant le même espoir de rupture que la majeure partie des autochtones, viennent des milieux populaires, formulent avec justesse ce que beaucoup d’autres jeunes ressentent sans avoir eu l’occasion de faire passer ou entendre leur message. Celui de Mustapha Kessous était semble-t-il « d’aider le régime algérien à comprendre le Hirak », de saisir la « chance historique de changer l’Algérie et de la mener vers la démocratie». Au demeurant naïve et sujette à caution, cette ambition (précisée au sein de l’entretien que le tabloïd El Watan publiera le 26 mai 2020) fera un flop assourdissant et entraînera la « désapprobation unanime des Algériens et de l’Algérie en général», arguera encore Algériepatriotique.
Pointé du doigt, mis au pilori, suspecté d’intelligence avec l’ennemi, d’obéir à des commanditaires semant la confusion et le ressentiment, créant la zizanie et des tensions entre Alger et Paris, de manigancer une riposte manquant « de respect envers la nation algérienne » et dépolitisant «le mouvement de protestation pour réduire les revendications des algériens à des problématiques sociétales et d’adolescents mal dans leurs peaux », le désormais vilipendé bottera en touche lorsque lui sera posée la problématique d’ « instrumentalisation par la propagande du régime». İl avouera un désintérêt aussi dommageable que les images dévoilant l’identité d’adolescentes apparentées à la débauche.
Son format, angle d’attaque ou parti pris laissera libre cours à la parole des concernés, cherchera à savoir ce qu’ils pensent, désirent hic et nunc (ici et maintenant) ? C’est bien au présent que cinq individus à la fois impliqués et impuissants se racontent, interpellent l’opinion sur les blocages d’une société pieds et mains liés à des paradigmes castrateurs. Parti à sa rencontre, et abandonnant par là-même le confortable habit de l’observateur exogène ou hors-sol, l’employé du périodique Le Monde profilera les traits socio-culturels d’ex-motivés ou désappointés, esquissera l’éthique de singularité de personnes inhibées par l’envahissante notion de communauté des croyants, par une tutelle infantilisante, par le poids d’archaïsmes difficiles à contourner, par le même maillage territorial duquel Omar Gatlato, le héros de l’œuvre éponyme de Merzak Allouache (1967) tentait, quarante trois années plutôt, de s’extirper en enregistrant sur magnétophone quelques vocalises féminines, des séquences fantasmées l’extrayant d’une quotidienneté routinière, des rondes urbaines effectuées au cœur du quartier “Climat de France”.
Renvoyant à la même atmosphère occidentalisée, les cinq inculpés subissent aujourd’hui des violences écrites ou verbales disproportionnées alors qu’ils font partie intégrante d’une diversité anthropologique, celle d’une nation en sursaut, et se contenteront humblement de témoigner de leur contribution à un Hirak conjuguant de multiples aspirations auxquelles il y a lieux de donner un visage. Celui des sujets choisis n’a pas était calqué à partir de moules, de prototypes convenant aux normes institutionnelles. La psychologue Nadia désire échapper au bornage infantile d’un code de la famille lui attribuant un statut d’assistée à vie. Hania, fille de la Casbah et technicienne au cinéma, relatera de l’assassinat de son père par des fondamentalistes et, presque sans détours, d’une garde à vue proche du viol caractérisé. Athmane, l’avocat Kabyle défenseur des droits de l’Homme n’arrive plus à entrevoir un projet familial, ne conçoit pas faire des gosses dans un pays où Mehdi, l’ingénieur au chômage, ne croit quant à lui plus aux lendemains qui chantent tant « la société étouffe ses enfants». Pareillement brimé et insatisfait, Anis, l’amateur de Metal, se défoule en s’essayant au “head-Bang” (procédé consistant à tourner circulairement la tête) ou au “wall of Death” (“murs de la mort”) pour se cogner contre une rangée de corps rugissants. Assurément le plus atypique des protagonistes, l’Algérois ne cachera pas des inclinations libertaires à mille lieues des bienséants formatages régulièrement affichés.
Atterrés de découvrir une figure se démarquant si naturellement de celles mises habituellement en exergue, des internautes condamneront l’atteinte portée à une “Révolution du sourire” salie, dénaturée par des fêtards mal dans leur peau, se soulageant grâce à la drogue, la fornication et une musique de dépravés.
Beaucoup d’Algériens découvriront à l’occasion l’existence d’une scène Metal qui se démène pour trouver des salles de concert, voire des espaces à ciel ouvert capables de recevoir les collectifs “Traxx”, “Fingerprints”, “Numidas” ou “Fest 213”. Pionnier, le groupe “Neanderthalia” produira au milieu des années 1990 un rock plus dur et ouvrira la voie aux formations “Lelahelle”, “Litham”, “Carnavage”, “Devas”, “Dusk”, “Jugulator”, “Barbaros”, “Fantasy”, “Paranoid”, “Tenebrum” et “Mayhem”. Le plus souvent, les responsables des lieux adéquats les ignoreront, blacklisteront ces composantes alternatives jugées sataniques et délivrant des textes “contraires aux traditions algériennes”. À l’opposé des rassemblements conventionnels, le festival rock-métal de Constantine réunira des aficionados vêtus de cuir noir, T-shirts et vestons rapiécés. Truffés de piercings, ces amateurs et amatrices aux bras tatoués arboreront aussi des bracelets en cuir et à pics, des mèches rouges ou cheveux courts gominés. Comme il fallait s’y attendre, c’est la courte séquence montrant, lors d’une soirée passée sur une terrasse d’Alger, le “gothique” Anis en compagnie d’amies parlant de sexualité et buvant quelques gorgées d’alcool qui polarisera toute les attentions, déchaînera les passions, un déferlement d’invectives susceptibles de se métamorphoser en agressions physiques. Culpabilisés et, à fortiori, apeurés par l’avalanche ininterrompue de menaces, deux intervenants accusent le réalisateur de manipulations, de porter l’entière responsabilité des conséquences ou des risques potentiels à-venir. Symptomatique des pressions psychologiques exercées à divers niveaux, ce genre de revirement conforte l’approche simpliste et binaire, surplombante et déformante, divisant le réel algérien entre d’un côté les bons représentants du Vrai Hirak et de l’autre ses mauvais adhérents penchant en faveur de l’assimilationnisme culturel et par conséquent à exclure ou mépriser.
Cette excommunication nous rappelle quelque peu celle touchant en février-mars 1967 les membres du groupe Aouchem (tatouage). À l’époque, des peintres et poètes vantaient un repli positif afin de revenir à l’hypostase, de proroger l’introspection souterraine amorcée par les acteurs de l’ “École du Signe” et à laquelle s’associaient les démarches prospectives de Baya, Zérarti, Abdoun, Saïdani, Ben Baghdad, Dahmani, Adane, Mesli et Martinez. Neuf préposés constitueront l’ossature d’un collectif dont le but premier était d’ouvrir « (…) la créativité à toutes les expressions possibles » (Denis Martinez, in Denis Martinez, peintre algérien, pp. 54-55). Renouant les liens avec les fils d’Ariane et immanences de la préhistoire, les “Aouchemites” s’inscrivaient délibérément dans le symbolique par la trace atavique que le sens pré-humain a légué aux hommes de la caverne, poursuivaient le “Tri katébien” au sein des failles topologiques et labyrinthiques de l’aperception ontologique du “Soi algérien”. İls déverrouillaient ainsi les serrures mentales empêchant d’imprimer la conscience d’un temps lointain volontairement oublié par l’hagiographie officielle, décantaient l’identité close afin de lui articuler les ressources de l’herméneutique. Cette autre virée “excavatrice” mettait l’accent sur la survivance et le dévoilement de référents populaires à réintroduire dans le champ pictural et lexical, cela dans le souci de ne plus s’enliser dans l’îlot marécageux de l’açala (authenticité), le fermé sur soi et sur les autres. Décidés à faire germer un art vivant à partir d’un passé revisité, les “néo-explorateurs” transposaient des éléments du patrimoine ancien transmis par une communauté paysanne, interpellaient le fonds archétypal comme source féconde d’un particularisme servant à prononcer sans complexe une intégration et participation à un art moderne non figuratif. Sa nature abstraite n’était pas, de l’avis des créateurs eux-mêmes, un obstacle perceptif pour une population d’origine plébéienne alors que la saisie d’expressions informelles requiert un minimum d’éducation artistique, un sens du continuum et des césures historiques du fait culturel, aurait dit Bourdieu. Si les “Aouchemites” perdaient donc quelque peu de vue les limites objectives des spectateurs, ils cherchaient néanmoins à répondre à ses interrogations récurrentes : “Qui sommes-nous ?, d’où venons-nous ?, où allons-nous ?, que voulons-nous, que pouvons et que devons-nous faire ? “. Ces questions synthétisaient l’atrophie, la détresse identitaire et les impasses d’un processus de reconnaissance qu’il s’agissait de ventiler via le combinatoire écriture-peinture. S’attaquant également aux scories de l’Orientalisme, Mesli et Martinez mettaient à la disposition des “regardeurs” leur endoscopie de l’Étant, en célébraient la genèse magico-religieuse dans une exposition ouverte le 17 mars 1967 au 07 avenue Pasteur à Alger, là où İssiakhem, Samsom et Farès déverseront une bouteille de bière sur les œuvres, les décrocheront et feront vider la salle.
Après quelques jours d’interruption forcée, la monstration fut reconduite du 30 avril au 15 mai 1967, mais des articles virulents condamnaient l’entreprise subversive employant comme « éléments décoratifs des signes de l’alphabet tifinagh, ce vieil alphabet du Maghreb.». De plus, lors de ce second vernissage, les acteurs se déplaçaient dans la galerie de l’Union nationale des arts plastiques (UNAP) au rythme d’incantations divinatoires. Cette expansion tribale intriguait des passants étonnés ou ravis et pour les philistins du FLN, qui n’approuvaient pas qu’une structure syndicale puisse être livrée à un dispositif dégénérescent, l’art dépouillé des “Aouchemites” ne proposait pas un modèle incohérent, une approche déshumanisante de la réalité.
Comment en effet des instances dirigeantes, préoccupées à colporter une vision concrète du socialisme, et aspirant en cela à voir se forger un art élaboré susceptible de diffuser les valeurs positives et progressistes du développement, pouvaient-elles tolérer la production de médiums causant du désordre théologique ? Leur méfiance à l’égard de l’individu créateur, de son originalité, de sa force de résistance et de changement s’exprimera avec véhémence à l’encontre d’un collectif heurtant d’une part la pureté originelle et sacrificielle de l’açala (authenticité) et d’autre part mettant à mal le concept de “Beaux-Arts” à travers l’usage de matériaux transgressant l’académisme gréco-romain hérité de la culture coloniale. Cette dégradation de l’ “Excellence esthétique” n’était pas considérée conforme à l’iconographie idéale et idéaliste que Boumediène souhaitait lui-même voir fixer sur les cimaises, notamment depuis qu’il avait assisté au début de l’année 1967 à une exposition exhibant les portraits des présidents des pays non-alignés. Des réticences identiques enserrent dorénavant l’essaim de metalleuses et metalleux résistant à l’ostracisme ambiant et réduit à une peau de chagrin au sein d’un pays où les institutions habilitées promeuvent les monstrations entièrement acquises au patrimoine, et travers lui, au concept de renouveau dans l’authenticité culturelle ; fermée à la pluralité, l’Algérie cloîtrée est distanciée du monde des formes, ne s’examine pas, ne se dissèque pas, ne se scrute pas par strates successives de manière à la dérober aux déconstructions sociologiques, à ne pas révéler les diverses sphères la composant. Les sciences sociales et humaines ont la faculté de démanteler l’unicité de la pensée, de démêler les nœuds gordiens que les gardiens du Temple s’ingénient à redoubler, de mettre en lumières les non-dits de la majorité silencieuse, de démontrer que celle-ci se dépeint en souches ou couches kaléidoscopiques.
D’essence islamo-conservatrice, le pouvoir souhaite garder le monopole de l’uniformité empirique, demeurer l’architecte de la cohésion identitaire en préemptant, grâce à
la récente OPA mémorielle, l’histoire de la Guerre de libération, en ranimant la flamme patriotique, en jouant sur la fibre nationaliste, en relatant constamment les visées interlopes de la “Main étrangère”, des missionnés de la “Cinquième colonne”.
C’est sur ces fondamentaux que s’appuie toujours Abdelmadjid Tebboune et avec lui un Haut commandement militaire absolument pas disposé à accepter des compromis, à concéder du terrain, à déléguer au politique le droit de décision. Aussi, peut-il parfaitement exploiter les dissensions apparues au grand jour avec le document Algérie, mon amour, véritable pavé dans la mare qui fera date tant il indique que la société algérienne se pense, se réfléchit à partir de l’extérieur, qu’en interne tout est sous contrôle des médias mainstream désignant à la vindicte les traîtres à l’ordre établi ou à la stabilité vertueuse. Le propagandiste journal L’Expression du 27 mai 2020 a beau rapporter les pseudo-révélations de l’universitaire Mohamed Lakhdar Maougal assertant sur “Canal Algérie” que «Le Hirak a été infiltré (…), est né après une réunion à Paris», avoir été approché par un Français et un Franco-Algérien venus discrètement s’informer, tous les indices indiques que les défilés des mardis et vendredis ressortent des tréfonds de la non abdication.
Le Hirak porte en lui une volonté de changement qui implique de restituer au peuple souverain ses légitimités et voir dans la projection d’Algérie mon amour l’intention cachée de lui nuire, de le dérouter, de le saper, c’est ne rien comprendre à ce qu’il a irrémédiablement engrangé. Un coin de la digue oppressive est enfoncé et il s’agira bientôt d’élever le niveau de sécularisation pour faire sauter d’autres verrous, repousser les frontières des forces rétrogrades, bousculer les carcans déterministes plantés comme normes indépassables, élargir les points de vue du rêve commun, assumer les ambitions et convictions du “Je social”.
Saâdi-Leray Farid. Sociologue de l’art