Chez un artiste, une rétrospective à quoi ça sert ? À s’auto-congratuler au miroir narcissique de son égotisme marginal, à se regarder via le rétroviseur d’un passif esthétique, à tester l’inventaire de la trajectoire cataloguée ou bien à rétroagir dans l’optique d’aller plus loin que la focalisation antérieure ?
Étalée sur un peu plus de quatre mois, celle que consacrait, du 24 novembre 2017 au 01 avril 2018, la Ville de Dreux au plasticien Rachid Khimoune aura permis à celui-ci « de redécouvrir mon travail, de voir ce qui me va ou ne me va plus », de s’immerger au cœur d’une « source d’inspiration (utile) pour des futurs travaux » (Rachid. K, in l’Echo républicain, 24 nov. 2017).
Conçue au sein d’une ancienne caserne de pompiers réhabilitée en centre départemental d’art contemporain (plus connu sous l’appellation “Ar(t)senal”), la plongée temporelle lui offrait alors son premier grand retour introspectif, le « sentiment un peu étrange » d’opérer cette rétro-inspection assimilable à une rétro-impulsion. Bien qu’à notre sens incomplet, le récapitulatif visuel ou tour d’horizon voué à Rachid Khimoune assurait tout de même de quoi satisfaire les regardeurs suivant l’itinéraire thématique élaboré aux deux niveaux d’un bâtiment (construit aux abords de la Place du marché et de la rivière Blaise) ayant conservé le puits de lumière de la partie centrale.
Aussi, décomposé en quatre étapes par le scénographe Nicolas Franchot, leur déambulation iconographique était baignée d’une variété d’ambiances, en raison donc d’une clarté changeant selon les différents moments. Dès l’entrée, l’œil du visiteur se confrontait à un énorme œuf tatoué que l’on pouvait fort bien attribuer à l’incubation d’un dinosaure (tricératops, vélociraptor ou tyrannosaure) tout droit issu du “Jurassic Park” de Steven Spielberg. Seulement, l’attraction à laquelle renvoyait ses incrustations ne résultait ni d’effets spéciaux générés par ordinateur ou d’images de synthèses (dites aussi animatrioniques) mais des manipulations d’un créateur maîtrisant la 3 D (ou tri-dimension) suite au choix de l’option César (1970-1986) validée à l’École supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Haut de 2,50 m (et large 1,80 m), l’élément elliptique interpellera tellement les élus locaux qu’une seconde version fut réservée et acceptée en dépit du coût de 65.000 euros jugé exorbitant par les opposants du Conseil municipal. Cependant, la somme sera quelque peu amortie quand L’ŒUF migrera en 2019 à Saint-Malo, la cité corsaire décidant de l’adopter pour une durée minimale de six mois, cela à la place de L’OURS de Michel Bassompierre trônant jusque-là sur la terrasse du Grand Hôtel des Thermes marins. İnauguré le jeudi 28 novembre 2019, et érigé pareillement face à la mer, le bronze de 640 kilos a éclos au sein de la “fabrique” du Fort d’Aubervilliers, vaste espace niché à proximité du Théâtre équestre “Zingaro” et de plusieurs cités banlieusardes du “9-3”. Parmi elles, “La Maladrerie” (nom relatif à l’ancienne léproserie du Moyen Âge) abritait trente-huit ateliers-logements. Dans celui qu’occupait assidûment le natif de Decazeville (Aveyron), nous y découvrions au printemps 1986 des bas-reliefs ainsi que “Les poissons marelles” (exhibés ensuite au Centre culturel de la Maladrerie) et “Les Hommes valises” (exposés en 1986 au Centre culturel algérien de Paris) deux séries qui manquaient à la “re-vision” ou “ré-vision” agencée au carrefour culturel d’une commune commanditaire de la fresque ornant depuis 1995 la Médiathèque l’Odyssée. Réalisée en fibres végétales, l’œuvre fut déposée huit années plus tard (février 2003) suite à la dégradation avancée d’une matière fragile fixée en façade (partie gauche) et s’émiettant au fil du temps, au risque d’ailleurs de possiblement tomber sur les passants.
Le moulage initial ne résistant ni à la pluie, ni au gel, Rachid. K en composera un autre plus résistant et profitera de l’occasion pour acquiescer un nouveau système d’accrochage. Celui adopté sur les murs de l’ “Ar(t)senal” (aussi ancien marché couvert) affichait de nombreux bas-reliefs surplombant ou côtoyant les médiums du 1er étage et du rez-de chaussée. À ce stade inférieur, posés sur des socles de diverses dimensions, des totems partitions et masques-tropismes donnaient un aperçu sur l’orchestration de “matériaux métis” sélectionnés, chauffés et soudés. Le feu demeurant un des éléments de prédilection du Ku Klux Klan, une odeur de soufre envahissait l’espace réservé à l’installation Strange Fruit, titre d’une chanson que reprendra à maintes reprises Billie Holiday. Les paroles relatent des lynchages dont furent victimes, au Sud des États-Unis, des Noirs souvent pendus à un arbre, et pour que plane sur la monstration le cauchemar de cadavres balançant au bout d’une corde, des silhouettes fantomatiques sorties des sentiments-pénombres se devinaient en apesanteur.
Le crissement des chaînes (ici de bicyclettes) laissaient similairement penser aux périodes de l’apartheid, les esclaves des champs de cotons marchant avec celles que les factotums de riches propriétaires terriens attachaient à leurs pieds. L’atmosphère glaçante du lieu contrastait avec les maquettes et peintures colorées à apercevoir sur la coursive ou mezzanine supérieure aux côtés des ludiques prises de têtes et vélobipèdes (interrupteurs électriques et squelettes), des amples et petites rondes-bosses calligraphiées ou des projets publics et emblématiques Les enfants du monde à apprécier en grandeur nature au Blanc Mesnil, au milieu du Parc de Bercy, à Abou Dabi ou encore Shanghai. Confèrent à Rachid. K une reconnaissance internationale, les menhirs montés à la vertical après s’être extraits de terre (d’où la notion ou expression “Extra-terrestre”) campent en déclinaisons monumentales. Assemblées à partir d’ustensiles disparates, des moulages de plaques d’égouts ou dalles de points d’eau, ces figures d’emprunts et d’empreintes retranscrivent la syntaxe manquante d’un code génétique susceptible de donner naissance aux générations transfrontières. Capables d’outrepasser le sectarisme des adeptes du “Big remplacement”, elles augurent de la présence rassurante d’une voute d’intelligibilité chapeautant à l’avenir des cultures extranationales taraudées d’animosités.
Les centaines de tortues-casques envahissant en 2011 (à l’occasion du 67eanniversaire du Débarquement de Normandie) la plage d’Omaha Beach (Calvados) rappelaient aux esprits bornés et revanchards que le rembobinage magnétoscope de l’Histoire atténuera toujours la haine raciale d’identitaires anti-cosmopolites. Si en 2018, la Place Mésirard de Dreux accueillait à son tour une identique occupation de chéloniens (dans l’Hexagone, les reptiles rempliront également l’esplanade du Trocadéro et de la Mairie de Paris), c’est sans doute parce que le 11 novembre 1983, le parti de Jean-Marie Le Pen marquait du sceau “Front National” (FN) le fronton de la Mairie. Le coup de semonce politique (concrétisé à la faveur d’un accord avec le Rassemblement pour la République) fut un mois plus tard (15 octobre) suivi par la “Marche pour l’égalité et contre le racisme” (sémantiquement limitée au raccourci médiatique “Marche des beurs”) dont Rachid. K fut l’un des relayeurs. Comme pour conjurer le mauvais sort d’une prédiction à dérouter de la même manière que les objets de récupération (bidon d’huile, poignée de porte, hélice, pince-monseigneur, etc…) sont détournés, le sculpteur-forgeron reviendra à fortiori logiquement trois fois à l’endroit où gronda le « tonnerre de Dreux », sa fonction primordiale restant semble-t-il de faire oublier la pauvreté ou médiocrité des choses de l’ici-bas. Du fatras quotidien germent par conséquent des métaphores dé-fossilisées puis séquencées en grilles de lectures distinctives afin de « voir ce que l’on ne voit plus, regarder autrement dans la magie et le rêve » (Rachid Khimoune, in Connaissance des arts, 27 fév. 2018).
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture