Du 20 au 25 octobre 2022 s’est tenu le plus jeune festival d’art vidéo du continent africain, les journées d’art vidéo d’Alger, Wide Shot. Puis du 8 au 12 novembre, ce fut le tour du 28e FIAV, Festival d’art vidéo de Casablanca, le plus ancien du continent. J’ai eu la chance et le privilège de vivre les deux événements. Je dois témoigner. ( Article de Marc Mercier paru sur TURBULENCES VIDÉO / DIGITAL & HYBRID ARTS #118)
ALGER
Je devais avoir six ans quand mon père me remit à une hôtesse de l’aéroport d’Orly pour que je puisse rejoindre ma mère à Nice. Comme l’avion était plein, sans aucune explication je me suis retrouvé dans un Airbus où il n’y avait que des Algériens. Une voix annonça que notre destination était Oran. Curieusement, je n’ai eu aucune crainte. Une Algérie imaginaire a projeté ses images dans ma tête. Une heure plus tard, nous fîmes escale à Nice.
Plus tard, j’y suis retourné avant les terribles années noires (1990 – 2000) pour faire une tournée théâtrale avec le groupe Salem en Kabylie, puis en 2014 pour présenter des œuvres d’art vidéo à Oran et à Tlemcen, invité par Gaétan Pellan (directeur de l’Institut Français). À chaque fois, je fus en quête de reconnaissance des paysages et des gens qui m’étaient apparus sur mon tapis volant gonflé au kérosène. Cette fois-ci (octobre 2022), je fus franchement dépaysé. Ce fut à cause des yeux pétillants de joie des organisateurs du premier festival d’art vidéo d’Algérie Wide Shot : ceux de la responsable artistique Amel Djenidi et du directeur de production Tarik Ouamer-Ali. J’ajouterais aussi ceux de l’omniprésent réalisateur chargé de la couverture médiatique du projet, Mourad Hamla.
Avant de me rendre au festival, j’erre à l’aube dans les ruelles du centre ville, je croise des regards. Soudain, je comprends ce qui me fascine, les corps et les yeux des Algériens ont cette même fierté, noblesse et grâce que ceux des Palestiniens. Le désir de souveraineté rend les gens beaux. Dans le Captif amoureux de Jean Genet, il y a de très belles pages à ce sujet.
Kheireddine Khaldoun, Encyclia.
Pour construire sa programmation qui allait tourner dans cinq lieux d’Alger et de Tipasa, Amel Djenidi fit un appel aux artistes internationaux, les invitant à réagir à la notion de « jeu ». J’étais impatient de voir comment les œuvres allaient jouer avec ce terme. Une lame de pensée à multiples tranchants. Un moyen de se distraire, de prendre de la distance avec la vie quotidienne. J’aime aussi cette expression avoir du jeu, qui peut s’entendre comme avoir de la chance, ou signifier un défaut d’articulation dans un mécanisme. La poésie donne du jeu à la langue. Je pense aussi à cette sorte de jeu d’échecs inventé par Guy Debord qui s’est avéré être un jeu de la guerre, un terrain ludique d’expérimentations stratégiques pour mener à bien un projet d’émancipation. Nous sommes le 22 octobre (j’ai raté l’inauguration de la veille au Palais de la culture Moufdi Zakaria), je me rends à la Seen Gallery. Au mur sont exposés des tableaux d’artistes contemporains qui m’enchantent. Au fond a été érigé pour l’occasion un écran de projection. La salle se remplit petit à petit. Je lis les titres des dix vidéos programmées. La lumière s’éteint. Ouverture avec la vidéo Encyclia de l’Algérien Kheireddine Khaldoun. Je sais par expérience qu’un programmateur doit soigner ses ouvertures. Images en noir&blanc. On reconnaît un corps au travers d’une surface qui brouille ses formes. Danse-t-il ? Solitude. À la fin d’autres personnes le rejoignent. La solitude multipliée.
Bravo Amel ! Les cartes de ton jeu sont abattues. Le public est invité à aiguiser son regard en jouant ici avec le double sens du mot écran, l’espace qui permet de voir et la surface qui nous en empêche. Le flou, la certitude du doute de nos regards.
Et voici à présent C’était un jour de Emmanuel Robineau. Je me souviens avoir déjà vu certaines de ses sculptures en terre cuite dans un musée. Je me souviens de son humour et de ses figures défiant les lois de l’équilibre. Ici, enchaînement rythmé de constructions-déconstructions de formes colorées. Je souris.
Jean-Michel Rolland, Ballon rouge : compression.
Puis Le ballon rouge : compression de Jean-Michel Rolland, d’après le court-métrage Le ballon rouge (1956) réalisé par Albert Lamorrisse et primé à Cannes. Les déambulations d’un petit garçon dans le quartier de Ménilmontant poursuivi par son ami le ballon. Les 32 minutes du film, découpées en 52 séquences de durées variables et affichées par 6 à l’écran, sont compressées en moins de 7 minutes sans rien perdre du matériau initial. Après quelques recherches, j’apprends que cette notion de compression renvoie à la technique du même nom du sculpteur marseillais César Baldaccini. On peut com presser la carrosserie d’un film comme une voiture. Superbe.
À la fin de la projection, s’engage une discussion avec le public. Nul ne craint d’oser exprimer ce qu’il a ressenti ou pensé des films, toujours avec bienveillance. Pour ma part, je suis séduit par la façon dont la curatrice a organisé l’ordre de diffusion des œuvres. Non seulement, elle a cherché pour chacune d’entre elles la « meilleure » voisine (rapport formel, chromatique ou thématique), mais elle a aussi fait œuvre de compositrice (prendre soin du rythme de l’ensemble).
Le lendemain, nous nous sommes rendus dans la ville portuaire de Tipasa. Je fis part à mes hôtes de mon émotion à l’idée de me rendre sur les lieux où Albert Camus avait écrit Les noces de Tipasa, un hymne à la sensualité, au désir, au soleil. Ils me proposèrent de lire parmi les ruines romaines quelques passages. Écoutez donc : Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile.
Lecture des Noces (Camus) à Tipasa – Photo : Tarik Ouamer-Ali
Mourad Hamla m’invite à le suivre. Nous débouchons sur une stèle très sobre érigée en 1961 par son ami Louis Bénisti, sur laquelle sont gravés ces mots : Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Le poète performer Abdelghani Madi déclame alors un poème d’amour en arabe. Émotion intense.
Puis, nous nous rendons au Centre de loisirs scientifiques pour une nouvelle séance. Je poursuis donc. Projection de Jeux de pouvoir de l’artiste serbe Andrej Tisma. Montage d’archives télévisuelles. Des images de violence de rue alternent avec celles d’un navire de guerre américain duquel décollent ou atterrissent en pleine mer des bombardiers. On dirait un jeu vidéo, fiction ou réalité ?
Soudain, l’obscurité, Candlemate !. Des bougies sont dis posées sur une table comme un jeu d’échecs. Les joueurs ce sont les artistes eux-mêmes, Brigitte Valobra (France) et Wald (Tunisie). Ils déplacent et éteignent une à une les pièces du jeu avec jubilation. Extinction des feux. Fin. Mais bien sûr, la vidéo c’est avant toute chose de la lumière. Pixels avec des ailes dans la cage de l’écran.
Survient Compensation Part 2 : You want to play de Mourad Hamla (Algérie) où se mêlent des images filmées et récupérées notamment dans l’imaginaire technologique et scientifique. Au commencement, un jeu d’échecs, puis sur fond noir des sortes de mannequins féminins dont les visages sont effacés ou masqués. Puis nous sommes entraînés dans un tumulte d’images allant de Muybridge (les origines du ciné ma) jusqu’à l’explosion de la bombe atomique, l’insoutenable beauté par excellence (l’image absolue et ultime).
Candlemate!, Birgitte Valobra & Wald
Après les échecs, Le jacquet. Une vidéo que j’ai réalisée en Sardaigne. Un Grec et un Turc (dont les pays ont pris la mauvaise habitude de se faire la guerre) ont un jeu commun, le jacquet. Ils jouent, indifférents à une coulée de sable qui entrave la partie. En revoyant ce film, je me dis que la violence est ce qui déclare impossible la rencontre avec autrui : un jeu d’échecs de la parole partagée.
Le lendemain, nous nous rendons dans la prestigieuse École supérieure des Beaux-Arts d’Alger. La salle est pleine d’étudiants. J’égraine à nouveau la programmation. Derrière la nuit, une délicate déchirure (Au-delà gît l’exactitude de l’oubli) de la vidéaste française d’origine sarde et sicilienne Pascale Pilloni. Jeux d’ombres et de lumières, danse des rêves et de la réalité. Caresses des temps indisciplinés, indomptables, enchevêtrés. Les amants de l’absolu n’ont plus de corps, juste une ombre. Ceux de la vie, ont des habits de lumière qui recouvrent leur chair.
Énorme contraste avec ces corps numériques, lisses, hy brides en jeu de miroirs, issus des Unités-Mixes de Sandrine Deumier.
Après la programmation, le public eut loisir de dialoguer avec l’artiste Zoulikha Bouabdellah, algérienne née à Moscou et résidant aujourd’hui à Casablanca après avoir vécu quelque temps en France. Son œuvre semble traversée par une myriade de cultures, avec joie et douleur. Ce fut pour moi la grande révélation de ce festival. Lors de sa conférence, elle nous présenta Les Hommes de la plage (2016, 10’15).
Les hommes de la plage, Zoulikha Bouabdellah
Tournée au ralenti et en noir&blanc. Deux écrans côte à côte. Observation des corps masculins à la fois virils et fragiles, démonstratifs et évanescents, rigides et dansants. Magnifique. Je me dis que l’histoire de l’art est emplie de regards d’hommes sur les femmes, bien rares les regards de femmes sur les corps des hommes.
Dans la cour de l’école, discussions informelles. Un étudiant confie s’initier jusqu’à présent à de nombreuses disciplines artistiques. Désormais, sa vie va changer. Il veut faire de l’art vidéo. Une étudiante souhaite me remercier pour mes articles de la revue 24 images qu’elle lit pour ses études sur le site du festival des Instants Vidéo. Une autre me dit que dans un monde saturé d’images, il faut plus que jamais essayer de les penser, que l’écriture suspend le temps de leur défilement continu. Résister à la saturation du temps et de l’espace et au règne tyrannique de l’immédiateté. Je me rends compte à quel point les Algériens ont un grand respect pour les écrivains, les poètes, les philosophes. Amel me fait remarquer que la plupart des noms de rue ont été arabisés après l’Indépendance, mais pas la rue Victor Hugo où l’on peut trouver de nombreuses librairies.
L’après-midi, nous nous rendons au Musée national des Beaux-Arts sur la Colline aux sangliers. J’apprends que l’extraordinaire collection fut conservée suite aux accords d’Evian. Zoulikha me montre la fenêtre d’un appartement où elle vécut enfant, sa mère était alors la responsable du Musée. Les galeries étaient son terrain de jeu parmi des Delacroix, Courbet, Degas… Elle m’entraîne vers un surprenant tableau de Edouard Vuillard (1868 – 1940), Intérieur. Une femme assise devant une bibliothèque. Si l’on se place à l’ex trême-droite du tableau, elle nous regarde. Si l’on se déplace latéralement, elle nous suit du regard. Je m’exclame aussitôt
que c’est une image-mouvement, c’est de l’art vidéo. Nous nous rendons dans la salle de projection du musée pour la dernière diffusion du programme. Elle est pleine à craquer. La programmation se termine par Perfection takes time de Zoulikha Bouabdellah. Nous sommes au Yémen, une assemblée festive, musicale. Contre toute attente, une femme vêtue de noir, la tête recouverte s’est levée et se met à danser. On entend une voix qui dit ce qui est convenable pour une femme en société. Rien ne l’arrête, elle déchire la nuit, son visage resplendit de la joie de vivre malgré tout, luciole dans l’obscurité patriarcale.
Le lendemain, avec Tarik nous nous rendons dans le quartier populaire de Belcourt en quête de la maison où Albert Camus vécut avec sa mère sa jeunesse rue Mohamed Belouizdad. Le bâtiment est délabré, nulle plaque ne confirme que c’est bien ici. Tarik demande confirmation à un homme qui aussitôt s’énerve, demandant qui de nous deux s’intéresse à Camus ? Nous deux ! Non, dit-il, c’est lui !, me pointant du doigt. Nous nous écartons. Deux minutes plus tard, il revient vers nous en s’excusant pour son agressivité, nous parle de la vie de Camus, de l’adaptation de L’étranger par Visconti en 1967, de l’ambiance de l’époque.
Maison de Camus à Alger © Photo : Marc Mercier
Vient l’heure du dernier rendez-vous du festival, Galerie Bloom où je dois donner une conférence que j’ai intitulée Les fleurs de l’utopie des arts vidéo. Beaucoup de monde, des étudiants ont fait le déplacement. Longue discussion. Une étudiante me demande ce que je conseillerais à de jeunes artistes qui souhaiteraient se lancer dans l’aventure des arts vidéo. Bien sûr, se familiariser avec les techniques pour s’en libérer. Plonger son regard dans les eaux douces ou tumultueuses des images de toutes les cultures, de tous les arts, car l’art vidéo comme la poésie ne se transmet pas par un transfert de connaissances, mais par contagion. Et être férocement critique envers soi-même et les nouvelles technologies pour outrepasser toutes les limites.
Cette première édition s’achève, mais cette fin a déjà un parfum d’ouverture vers la suivante. La présence d’un public curieux et l’enthousiasme des organisateurs sont les ingré dients indispensables pour que l’aventure se poursuive. Une nouvelle ère s’annonce, dit Amel Djenidi.
CASABLANCA
Créé en 1993 par l’Université des Lettres de Ben M’Sik à Casablanca et les Instants Vidéo dont j’assurais à l’époque la direction, le FIAV (Festival international d’art vidéo) est depuis l’an 2000 entre les mains (et dans le cœur) de son directeur artistique Majid Seddati (appuyé par son président Abdelkader Gonegaï) à qui j’avais transmis l’an dernier suite à mon départ houleux des Instants Vidéo) un costume de Nam June Paik que j’avais auparavant reçu des mains de Jean-Paul Fargier.
Depuis quelques années, le festival explore avec avidité l’univers des arts numériques sans négliger pour autant ses premières amours vidéo et poétiques. Le titre de la manifestation de cette année (8 au 12 novembre) était E-Migration des Arts dans les Metaverses.
Souvent inquiet quand je me rends à un spectacle d’art numérique souvent plus soucieux d’exhiber des prouesses technologiques plutôt que de nous faire frémir d’émotions esthétiques, je fus d’emblée époustouflé par le Media live performance du studio italien Fuse : Dökk. La danseuse Elena Annovi va très vite nous faire perdre toute notion du temps et de l’espace, nous transportant tantôt dans le cosmos tantôt à l’intérieur d’une cellule. Soudain, sans crier garde, voici que son corps défie l’attraction terrestre, elle devient à la fois oiseau, plume, couleur, ombre et lumière, électron libre. J’ai trouvé ici non pas ce que la danse fait de la technique, mais ce que la technique fait à la danse, comment elle la transforme radicalement en modifiant les lois qui régissent le désir et les mouvements.
Pour me remettre de mes émotions, je me suis rendu le lendemain dans le restaurant Le Petit Poucet où Saint Exupéry avait ses habitudes. À peine suis-je installé qu’un homme s’assoie en face de moi. Je le reconnais, il s’agit de la réalité augmentée de l’aviateur écrivain. Il a vu Dökk. Il se passionne pour tous les humains qui cherchent à voler. Il me dit que le spectacle aurait eu beaucoup plus de succès s’il s’était intitulé La petite Elena. Ah bon, pourquoi ? C’est en mangeant ici que je me suis dit que puisque Perrault avait eu tant de gloire avec son Petit Poucet, j’écrirai Le Petit Prince. Puis, il s’est escamoté comme une image sur une table de montage numérique.
Media Live Performanc, Dökk
Petit à petit, je me suis aperçu que j’étais entouré de quelques géants des arts multimédias, à commencer par le king artiste et créateur pionnier de logiciels Eric Wenger ; Marc Veyrat l’artiste de l’hypermédia XR (i-REAL) nous offre un voyage virtuel en mots merveilleux au pays d’Alice ; l’explorateur pararéaliste de l’intelligence artificielle (Dreamers) Philippe Boisnard ; le sublime métachaotique italien Alessandro Bavari (Group Portaits, en regardant ce travail je réalise combien Rachid Boudjedra a raison quand il écrit qu’un visage est un palimpseste qui s’efface et se réécrit sans cesse avec l’acuité et la lucidité de la conscience impitoyablement crue et cruelle que nous impose la réalité du monde où nous sommes en représentation) ; le prince des sons (Fied) et des nuages aux particules lumineuses (Elusive Matter) du québécois Martin Messier ; celui qui musique les plantes (Futur of biodata sonification), Kamel Ghabte ; Linda Rolland aka Kalon Glaz qui réinvente le radeau de la Méduse surchargé migrants (A serious game?) ; l’expérimentateur XR2 Tommy Lawson ; le sonopoétologue Laurent La Torpille en service poétique de la merveilleuse Soukaina Habiballah ; et bien sûr le conteur insatiable, le cyberpunk, l’homme aux oreilles qui se dressent quand il se connecte avec l’extérieur et qui se baissent quand il médite comme un bouddhiste, j’ai nommé Yann Minh qui rend ici hommage à un artiste ingénieur mécanique du début XIIIe siècle, précurseur de la robotique, inventeur d’humanoïdes mécaniques programmables, l’hydraulique reliée à l’horlogerie…, (Le livre secret de l’avatar d’Al Jazari).
Heureux aussi de revoir le travail augmenté de la très judicieuse et sensible Sigrid Coggins. Il y a une quinzaine d’années, pour un projet nommé Serial Portrait, je m’étais prêté au jeu. L’artiste était assise à une table et nous proposait de faire son portrait au crayon sans la quitter des yeux. Dessiner à l’aveugle est une contrainte qui permet à de piètres dessinateurs de passer outre. Plus tard, quand notre dessin fut rapproché de notre propre photo, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir qu’au bout du compte nous avons chacun réalisé notre autoportrait. Pour ce nouveau projet (Uncanny Serial Portrait), les participants chaussent des lunettes virtuelles et
découvrent un clone de l’artiste qu’ils dessinent à l’aveugle. Un rare dispositif participatif non démagogique où le visiteur devient le producteur des dessins aussitôt exposés.
Si ce festival est pareil à nul autre, c’est que parmi tous ces artistes de renommée internationale, il est capable d’ouvrir ses portes à un artiste qui donne raison à Lautréamont : La poésie sera faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est l’ignorance où se trouvent les hommes en naissant. La deuxième est celle qu’atteignent les grandes âmes. Une grande âme ? Hassan Lahrach ! Je l’ai connu en 1992. À l’époque, il vivait dans un bidonville à deux pas de l’Université de Ben M’Sik. Dans sa masure, il y avait une bibliothèque, il m’a résumé Lévi-Strauss.
Je lui ai montré comment fonctionne une caméra. Il a rempli des œufs de peintures, les a jetés sur un drap pour qu’éclosent des couleurs. L’inventeur du Egg Art ! Et voici qu’aujourd’hui il expose à l’American Arts Center une installation numérique avec six écrans : Les échos du temps. Il a auparavant limé du fer rouillé, récupéré les copeaux, pour les faire danser avec un aimant. Pour lui, cette rouille est la métaphore de l’humain considéré comme un déchet dès lors qu’il est socialement inutile. Mais Hassan est comme cette huître qui sécrète une perle de ce qui la blesse. Que me dit le titre de son œuvre ? Que chaque étincelle de vie attend (même dans les poubelles de l’Histoire) d’être reconnue par ceux qui parmi nous fréquentent les abîmes. C’est son cas. Il n’a pas peur de la houle, il fut marin. Des bas-fonds, il cueille des perles et du corail. Ces vers de la Tempête de Shakespeare ont dû être écrits pour lui :
Par cinq brasses sous les eaux,
Ton père englouti sommeille :
De ses os naît le corail,
De ses yeux naissent les perles,
Rien chez lui de corruptible
Dont la mer ne vienne à faire
Quelque trésor insolite.
A serious game?, Kalon Glaz
Uncanny Serial Portrait, Siggrid Coggins
Cette fin d’année 2022 est lourde de deuils cinématographiques. Jean-Luc Godard, bien sûr. Jean-Marie Straub. Mais aussi le Marocain Mohamed Aboulouakar. Lui aussi, je l’ai rencontré en 1992. J’animai un atelier d’art vidéo à la faculté de Ben M’Sik. Un étudiant me dit que cet immense artiste souhaiterait me montrer des images vidéo qu’il a filmées. J’accepte. Le soir, assis sur le porte bagage de sa mobylette nous roulons. Un immeuble. Une cave. Mohamed, vêtu d’un pull taché de couleurs vives, me dit à peine bonjour. Il m’indique un siège. Une télévision. Un magnétoscope VHS. Je regarde pendant plus d’une heure. Il me demande mon avis. Je m’excuse par avance de devoir lui dire que ses images m’évoquent l’un de mes cinéastes préférés : Sergueï Paradjanov. Il me prend dans ses bras. Il pleure. Il dit : C’était mon ami, c’était mon ami.
En 1966, il se rendit à Moscou pour étudier le cinéma. Parmi ses professeurs, Andreï Tarkovski. Parmi ses livres de chevet, le soufisme d’Ibn Arabi. Son chef-d’œuvre : Hadda (1983). Sa « mauvaise fréquentation », Paradjanov qui fut condamné en 1973 à cinq ans de travaux forcés. Sur sa carte d’identité : ex-cinéaste.
Les échos du temps, Hassan Ladrach © Photo : Marc Mercier
Hadda, Mohamed Abouelouakar
Aboulouakar n’a pas pu poursuivre sa carrière cinématographique au Maroc. Il a peint des œuvres mêlant les grands mythes qui ont nourri l’Orient et l’Occident, anges déchus de la tradition biblique, démons des contes arabes, monstres à tête d’animal. Ses tableaux sont tellement traversés de mouvements contrastés, que c’est encore du cinéma.
En 1993, je l’invite à assister au premier festival d’art vidéo de Casablanca. Il s’écrie : voilà le cinéma que je voulais faire. En 1999, il réalise une installation vidéo : L’archéologie du futur. Il me demande si j’ai vu Les chevaux de feu de Paradjanov ? Une question revient souvent : Entends-tu ?
En ukrainien, le verbe « entendre » (chuty) partage la même racine que les verbes « sentir » et « ressentir ». Il m’explique qu’ainsi nous comprenons que les mondes extérieur et intérieur ne sont pas dissociables. La clé de son œuvre.
Quand un artiste meurt, pour nous réconforter nous disons qu’il reste son œuvre et qu’ainsi il est encore avec nous. Pas avec Aboulouakar. J’ai toujours eu besoin de savoir qu’il percevait le même monde que moi au même instant. Quand nmes yeux, mes oreilles, mon cerveau me font défaut, je lui emprunte ses organes. Nous sommes nombreux à l’aimer, à avoir partagé des discussions philosophiques ou métaphysiques, des verres de vin et des rires. Parmi ceux-là, il y a la sublime chanteuse Touria Hadraoui et l’extraordinaire poète Abdallah Zrika. Il faut lui rendre un hommage ! Majid Seddati nous offre la soirée de clôture du festival à l’Institut Français.
Mohamed Jibril nous met à disposition des images de son œuvre, extraites de la monographie à laquelle il a contribué, La passion de Hallaj, qui seront projetées pendant notre prestation. J’ouvre le bal en lisant La brise clandestine, poème que j’avais écrit pour la revue Incidences en duo avec Aboulouakar qui avait peint des miniatures sur des enveloppes : Un désordre incontestable débarrasse les constellations de leur force attractive… Puis Hadraoui entame un chant à faire frémir une statue de marbre. Zrika prend le relais avec une voix à briser des théières (c’est ce que l’on disait du poète futuriste russe Vladimir Maïakovski) en lisant en arabe ses poèmes que je dis ensuite en français… Je cherche ainsi des airs inaudibles, les paroles que nul silence ne prononce…
Mohamed Abouelouakar
L’émotion sur scène et dans la salle est intense. Aboulouakar est là. L’Absent est là. Le brasier de la mémoire est attisé.
Un jour il déclara : J’ai depuis longtemps, sous les paupières, l’image du brasier. Enfant, j’avais un jour suivi l’homme qui alimentait le hammam. Je suis resté près de lui, dans le silence, l’ombre et les flammes.
Algérie. Maroc. Le centre de gravité de l’utopie poétique se situe désormais au sud de la Méditerranée. J’ai rencontré un public pour qui la jouissance du monde ne se limite pas à la consommation de biens matériels même raffinés, ni à celle de biens culturels, même subtils. Ils veulent vivre le monde en artistes, jouir du sensible avec un œil de peintre, avec une oreille de musicien, avec un langage de poète. L’art pour résister à la tentation du néant. Pour moi, c’est ça la vraie réalité augmentée. Elle puise sa source de l’érotisme (l’énergie du désir) et de la poésie (la puissance du langage).
En lisant La dépossession de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra, j’apprends qu’il exista au cœur de la Mésopotamie entre 275 et 425 de l’Hégire (897/1047), une République communiste dite « Qarmate » du nom du révolutionnaire Hamdan Ibn Qarmate. Parmi les multiples inventions de cette période, il y a le mot chiffre qui signifie en arabe code secret. Il est peut-être là le lien entre la poésie et l’art numérique aux images savamment calculées. Une forêt de signes où se perdre. Les codes secrets des amoureux.
© Marc Mercier
Turbulences Vidéo #118
Source : videoformes.com