C’est en ingérant et digérant d’autres médiums que l’art vidéo s’invente une existence singulière, remettant sans cesse en question son statut. Si le poème doit lutter contre la Poésie, l’art vidéo combat deux maîtres à la fois : l’Art et la Technologie.
Ce qui caractérise l’art vidéo depuis les gestes inauguraux de Wolf Vostell (Sun in Your Head) et Nam June Paik (13 Distorted TV Sets) lors de la Fluxus Exposition of Music – Electronic Television à la galerie Parnass de Wuppertal (1963), c’est d’être un art de l’hybridation. Connaissez-vous un art qui marque ses origines en nommant des œuvres qui étrangement n’utilisèrent pas le médium (une caméra vidéo) qui les distingue des autres disciplines : une caméra 16mm et une télévision déréglée pour le premier, des télévisions «préparées» (comme les pianos de John Cage) pour le second?
REPRENDRE / DÉFAIRE-REFAIRE / COMMENTER LES IMAGES DE L’HISTOIRE
En 2010 me fut offerte l’inattendue opportunité d’occuper durant dix jours les espaces de l’Eden Théâtre de La Ciotat (avant rénovation) qui servaient aussi de salle de cinéma. Lieu on ne peut plus mythique puisque c’est ici que les frères Lumière projetèrent en 1896 leurs premiers films. Si je fus choisi comme commissaire d’exposition, c’était pour que je présente des œuvres d’art vidéo.
Souhaitant inscrire ce projet dans l’histoire de ces murs, je l’intitulai: L’entrée de l’art vidéo en gare de La Ciotat. Je disposais de deux espaces, la «Salle des pas (temps) perdus» (où habituellement les spectateurs attendent de pouvoir regagner leurs fauteuils), et la salle de projection interdite d’accès au public pour des raisons de sécurité, mais visible au travers d’une vitre. Celle-ci, je l’ai nommée pour la circonstance la «Salle des pas (temps) retrouvés». Me voici donc tel un Proust en quête des temps perdus et retrouvés du cinéma et de l’art vidéo.
SALLE DES PAS (TEMPS) PERDUS
La première salle présentait, sous le titre Le cinéma (re)visité par l’art vidéo / Espace et temps critiques, des œuvres réparties sur six moniteurs vidéo qui d’une manière ou d’une autre s’approprient des moments de cinéma. Il y avait par exemple Minuit moins dix / minuit moins cinq (2008) de Sabine Massenet, construit à partir de séquences de flims noirs principalement de Alfred Hitchcock, intensifiant les temps suspendus du suspense, lents travellings dans des couloirs déserts, plans serrés sur des poignées de porte, contre-plongées sur des escaliers…; Cinema-Dolls Trilogy (2007) de Roxane Billamboz, qui met en scène trois héroïnes du monde des images, Louise Brooks, Cyd Charisse et Lisa Minnelli, en glissant d’un médium à un autre, photographie, cinéma et numérique ; ou bien Vendetta (2009) de Christophe Guérin, qui suppose un accident de projection du flm Le Sicilien (1987) de Michael Cimino, le photogramme piégé dans la fenêtre s’enfammant sous la chaleur de la lampe. L’image originale est alors dévastée par le feu, puis une autre et une autre jusqu’à ce que l’écran lui-même soit dévoré par l’incendie.
Une technologie nouvelle ne face pas celles qui la précèdent. Elles sont gardées en mémoire. Les films évoqués ici, quitte à mettre en scène leur propre destruction, nous éclairent sur un usage singulier de la mémoire où l’œuvre se situe au seuil de deux temps qui se percutent, le passé et le futur. Avoir de la mémoire signifie avoir la notion de l’avant et de l’après. Sans cela, nous aurions toujours l’impression qu’une joie ou une peine passée est encore présente à l’instant où nous nous en souvenons. Si nous pouvons changer, c’est qu’il y a du temps qui nous traverse. Le mouvement, c’est du temps, pas nécessairement de l’espace. Pour qu’une fleur change d’état, elle n’a pas besoin de se mouvoir dans un jardin. Ni une image dans un flm. Tout le cinéma de Peter Kubelka en apporte la preuve au point qu’il réalisa des films sans projection (Monument Film Sculpture), juste des métrages de pellicule accrochés au mur.
Le retour, Lara Tabet (2021)
Le retour, Lara Tabet (2021)
SALLE DES PAS (TEMPS) RETROUVÉS
Les visiteurs, après avoir parcouru les six premières stations, se retrouvaient face à une vitre à travers laquelle ils pouvaient découvrir l’espace interdit, les fauteuils vides, les murs usés par le temps, et au fond le déroulement de l’œuvre vidéo que je considère comme le chef-d’œuvre du siècle, Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard. Si les écrans précédents étaient numérotés de 1 à 6, celui-ci portait le numéro 6 + 1 pour signifier à la fois la fin d’un cycle historique et le commencement d’un autre. La mort et la naissance mêlées en un mystère d’abîme.
Ce ne sont pas seulement tous les fantômes de l’histoire du cinéma qui sont convoqués ici, mais aussi ceux de l’histoire tragique du 20e siècle. Les mots toutes les histoires se fondent dès l’ouverture du film avec toutes les mémoires. Et plus loin, toutes les histoires qu’il y aura, qu’il y aurait, qu’il y a eu. L’œuvre vidéo se situe à l’interface conflictuelle d’un passé qui n’est jamais fini et d’un devenir qui n’exclut pas la mort. Elle est l’espace d’un non-dit et d’un non-montré, une histoire du cinéma dont il manque les images des camps d’extermination. L’endroit aussi d’un aveuglement des spectateurs d’aujourd’hui qui comme les Ulysse et Michel-Ange des Carabiniers exhibent des cartes postales, dévorant sans les voir tous les paysages et les visages du monde.
Avec ces Histoire(s), sommes-nous les témoins de la mort annoncée du cinéma ou juste d’une salle de cinéma? Celle-ci fut la crèche où les films des Lumière furent leurs premiers pas, se nommant Éden en référence à l’image d’un paradis, certes, mais perdu. Que nous reste-t-il de tout ce temps perdu? Garde, toi / une marge / d’indéfini, dit Godard. En deçà du langage. Là où prend sa source le désir, ce saut ardent vers l’intérieur dont parle maître Eckhart. C’est en découvrant ces Histoire(s) que j’ai compris que l’art vidéo est un poème électronique échappant à toutes les théories du montage héritées du cinéma. Il ne procède que par des liaisons amoureuses entre les formes, les sons, les mots et les mouvements. Il peut bien reprendre / défaire-refaire / commenter des images provenant de n’importe quel médium, ce ne sont pas des débats d’idées qu’il suscite, mais des ébats qui mêlent des corps et des pensées. Quand Pascal Lièvre fait rejouer en 2009 par un couple de comédiens les mêmes mouvements que ceux des deux chiens (qui suivent du regard une balle hors champ) du fameux Dog Duet de William Wegman, il s’agit d’une déclaration d’amour.
Ainsi vous comprendrez ma jubilation quand je découvris dans le merveilleux livre Des forêts du cinéma (2022) de Marie-Claude Loiselle ce passage écrit en écho à une balade dans le cinéma de Marguerite Duras : «Face à la multiplication des guerres (…), les liaisons amoureuses d’une révolte partagée nous conduisent vers une autre forme de destruction qui, elle seule, connaît la joie : la destruction de tous les préjugés, les certitudes, les habitudes, les identités cloisonnées, les asservissements…» Ces mots s’accordent aussi aux Histoire(s) du cinéma.
LES SORCIÈRES ET LE DÉSIR
J’ai calculé qu’en plus de trente années de direction artistique de festivals d’art vidéo, j’ai vu environ 30 000 œuvres. Il fallut cependant que j’attende ce soir du 26 août 2022 (exposition Polyptique à Marseille) pour voir pour la première fois une installation vidéo quasi alchimique offrant une représentation matérielle du désir : Le retour (2021) de l’artiste libanaise Lara Tabet. Au commencement était le sultan ottoman Sélim 1er (16e siècle) qui, bien que surnommé «le brave», devint sexuellement impuissant après avoir engendré six fils. Le savant Ahmad Ibn Suleiman rechercha pour lui des remèdes qu’il consignera dans un ouvrage intitulé Le retour du vieillard à sa jeunesse dans la vigueur et le coït.
Instruisons-nous de quelques-unes de ces recettes revigorantes : «De certains remèdes qui rendent le coït irrésistible. Préparation pour enduire le pénis juste au moment du coït: muscade, piment, pyrèthre, gingembre, jacinthe, musc, galanga mineur (1 mithqal de chacun). Piler chaque ingrédient à part, mélanger à du miel préalablement aromatisé de gingembre et de panais. Cette préparation procure une grande volupté.» Ou encore : «De ce qui allonge et rend épais le pénis. C’est un remède qui épaissit le pénis et le durcit jusqu’à ce qu’il devienne comme du fer. Prendre du borax arménien d’un blanc très pur, le mélanger à du miel préalablement écumé et à de l’eau de goji. Malaxer avec les doigts, enduire le sexe et masser vigoureusement, il grandit et durcit au-delà de toute espérance.»
Au cœur du dispositif, le regard est bien entendu attiré par un grand écran vidéo diffusant des images en mouvement dont les formes et les couleurs d’une très haute intensité plastique semblent résulter des prouesses offertes par la technologie numérique. Mais un rapide coup d’œil sur la notice nous révèle qu’il n’en est rien, que les recettes du livre sont interprétées visuellement grâce à une technique rudimentaire nommée chimigramme, au croisement de la peinture et de la photographie. Les ingrédients des potions magiques identifiés dans le grimoire sont amenés à réagir avec le papier photosensible, les produits chimiques (révélateur et fixateur) et la lumière. Ce sont ces images qui sont ensuite montées pour nous donner l’illusion du mouvement désirant. Ainsi Lara Tabet sape les fondations du quasi-monopole du traitement des images des arts médiatiques contemporains par la machinerie numérique contrôlée par le double pouvoir des scientifiques et des marchands. Elle agit comme ces femmes que jadis on appelait des sorcières parce qu’elles connaissaient des remèdes naturels pour soigner toutes sortes de maux, dont ceux liés à la sexualité. Beaucoup furent brûlées vives pour ces outrages aux savoirs institués ou divins.
Walter Benjamin confia un jour à son ami Gershom Scholem: «Une philosophie qui n’inclut pas, et ne peut pas expliquer, la possibilité de lire l’avenir dans le marc de café n’est pas une philosophie authentique.» L’avenir de l’art vidéo est entre les mains des sorcières, ou ne sera pas !
Marc Mercier