“Ce phénomène est d’ordinaire masqué parce que, pendant la période de décolonisation, certains intellectuels colonisés ont établi un dialogue avec la bourgeoisie du pays colonialiste. Pendant cette période, la population autochtone est perçue comme masse distincte. Les quelques individualités indigènes que les bourgeois colonialistes ont eu l’occasion de connaître ça et la ne pèsent pas suffisamment sur cette perception immédiate pour donner naissance à des nuances. Par contre, pendant la période de libération, la bourgeoisie colonialiste cherche avec fièvre des contacts avec les “élites”. C’est avec ces élites qu’est entrepris le fameux dialogue sur les valeurs.
La bourgeoisie colonialiste, quand elle enregistre l’impossibilité pour elle de maintenir sa domination sur les pays coloniaux, décide de mener un combat d’arrière-garde sur le terrain de la culture, des valeurs, des techniques, etc. Or ce qu’il ne faut jamais perdre de vue c’est que l’immense majorité des peuples colonisés est imperméable à ces problèmes. Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sur, la dignité. Mais cette dignité n’a rien à voir avec la dignité de la ” personnes humaine”. Cette personne humaine idéale, il n’en a jamais entendu parler. Ce que le colonisé a vue son sol, c’est qu’on pouvait impunément l’arrêter, le frapper, l’affamer; et aucun professeur de morale jamais, aucun curé jamais, n’est venu recevoir les coups à sa place ni partager son pain avec lui.”
“Pour le colonisé, être moraliste c’est, très concrètement, faire taire la morgue du colon, briser sa violence étalée, en un mot l’expulser carrément du panorama. Le fameux principe qui veut que tous les hommes soient égaux trouvera son illustration aux colonies dès lors que le colonisé posera qu’il est l’égal du colon.
Un pas de plus, il voudra se battre pour être plus que le colon. En fait, il a déjà décidé de remplacer le colon, de prendre sa place. Comme on le voit, c’est tout un univers matériel et moral qui s’écroule. L’intellectuel qui a pour sa part, suivi le colonialiste sur le plan de l’universel abstrait va se battre pour que le colon et colonisé puissent vivre en paix dans un monde nouveau. Mais ce qu’il ne voit pas, parque précisément le colonialisme s’est infiltré en lui avec tous ses modes de pensée, c’est que le colon, dès lors que le contexte colonial disparaît, n’a plus d’intérêt à rester, à cœxister.
Ce n’est pas un hasard si , avant même toute négociation entre le gouvernement algérien et le gouvernement français, la minorité européenne dite “libérale” a déjà fait connaître sa position : elle réclame, ni plus ni moins, la double citoyenneté. C’est qu’en se cantonnant sur la plan abstrait on veut condamner le colon à effectuer un saut très concret dans l’inconnu. Disons-le, le colon sait parfaitement qu’aucune phraséologie ne se substitue au réel. Le colonisée, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu’une peau de colon ne vaut pas plus qu’une peau d’indigène. C’est-à-dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l’assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gène plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu’il n’aura bientôt d’autre issus que la fuite.
Le contexte colonial, avons-nous dit, se caractérise par la dichotomie qu’inflige au monde. La décolonisation unifie ce monde en lui enlevant par une décision radicale son hétérogénéité, en l’unifiant sur la base de la nation, quelquefois de la race. On connaît ce mot féroce des patriotes sénégalais évoquant les manœuvres de leur président Senghor : ” Nous avons demandé l’africanisation des cades, et voici que Senghor africanise les européens”. Ce qui veut dire que le colonisé a la possibilité de percevoir dans une immédiateté absolue si la décolonisation a lieu ou non : le minimum exigé étant que les derniers deviennent les premières.
Mais l’intellectuel colonisé apporte des variantes à cette pétition et, de fait les motivations ne semblent pas lui manquer; cadres administratifs, cadres techniques, spécialistes. Or le colonisé interprète ces passe-droits comme autant de manœuvres de sabotage et il n’est pas rare d’entendre, çà et là, un colonisé déclarer : “ce n’était pas la peine alors, d’être indépendants”.”
“Dans les régions colonisées où une véritable lutte de libération a été menée, où le sang du peuple a coulé et où la durée de la phase armée a favorisé le reflux des intellectuels sur des bases populaire, on assiste à une véritable éradication de la superstructure puisée par ces intellectuels dans les milieux bourgeois colonialistes. Dans son monologue narcissiste, la bourgeoisie colonialiste, par l’intermédiaire des ses universitaires, avait profondément ancré en effet dans l’esprit du colonisé que les essences demeurent éternelles en dépit de toutes les erreurs imputables aux homme. Les essences occidentales s’entend. Le colonisé acceptait le bien fondé de ces idées et l’on pouvait découvrir, dans un repli de son cerveau, une sentinelle vigilante chargée de défendre le socle gréco-latin. Or il se trouve que, pendant la lutte de libération, au moment où le colonisé reprend contact avec son peuple, cette sentinelle factice est pulvérisée. Toutes les valeurs méditerranéennes, triomphe de la personne humaine, de la clarté et du beau, deviennent des bibelots sans vie et sans couleur. Tous ces discours apparaissent comme des assemblages de mots morts. Ces valeurs qui semblaient ennoblir l’âme se révèlent inutilisable parce qu’elles ne concernent pas le combat concret dans lequel le peuple s’est engagé.”
“Et d’abord l’individualisme. L’intellectuel colonisé avait appris de ses maîtres que l’individu doit s’affirmer. La bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l’esprit du colonisé l’idée d’une société d’individu doit s’affirmer. La bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l’esprit du colonisé l’idée d’une société d’individus où chacun s’enferme dans sa subjectivité, où la richesse est celle de la pensée. Or le colonisé” qui aura la chance de s’enfouir dans le peuple pendant la lutte de libération va découvrir la fausseté de cette théorie. Les formes d’organisation de lutte vont déjà lui proposer un vocabulaire inhabituel. Le frère, la sœur, le camarade sont des mots proscrits par la bourgeoisie colonialistes parce que pour elle mon frère c’est mon portefeuille, mon camarade c’est ma combine. L’intellectuelle colonisé assiste, dans une sorte d’autodafé, à la destruction de toutes ses idoles : l’égoïsme, la récrimination orgueilleuse, l’imbécillité infantile de ce lui qui peut toujours avoir le dernier mot. Cet intellectuel colonisé, atomisé par la culture colonialiste, découvrira également la consistance des assemblées de village, la densité des commissions du peuple, l’extraordinaire fécondité des réunions de quartier et de cellule. L’affaire de chacun ne cesse plus désormais d’être découverts par les légionnaires, donc massacrés, ou on sera tous sauvés. Le démerdage, cette forme athée du salut, est, dans ce contexte, prohibée.”
“On parle beaucoup, depuis quelque temps, de l’autocritique : mais sait-on que c’est d’abord une institution africaine ? Que ce soit dans Djemaas d’Afrique du Nord ou dans les réunions d’Afrique Occidentale, la tradition veut que les conflits qui éclatent dans un village soient débattus en public. Autocritique en commun bien sur, avec cependant une note d’humour parce que tout le monde est détendu, parce que nous voulons tous en dernier ressort les mêmes choses. Le calcul, les silences insolites, les arrière-pensées, l’esprit souterrain, le secret, tout cela l’intellectuelle l’abandonne au fur et à mesure de sa plongée dans le peuple. Et il est vrai qu’on peut dire alors que la communauté triomphe déjà à ce niveau, qu’elle sécrète sa propre lumière, sa propre raison.”
“Il arrive que la décolonisation ait lieu dans des régions qui n’ont pas été suffisamment secouées par lutte de libération et l’on retrouve ces mêmes intellectuels débrouillards, malins, astucieux. On retrouve chez eux , intactes, les conduites et les formes de pensée ramassées au cours de leur fréquentation de la bourgeoisie colonialiste. Enfants gâtés hier du colonialisme, aujourd’hui de l’autorité nationales, ils organisent le pillage des quelques ressources nationales. Impitoyables, ils se hissent par les combines ou les voles légaux : import-export, société anonymes, jeux de bourse, passe droits, sur cette misère aujourd’hui nationale. Ils demandent avec insistance la nationalisation des affaires commerciales, c’est-à-dire la réservation des marchés et des bonnes occasions aux seuls nationaux. Doctrinalement, ils proclament la nécessité impérieuse de nationaliser le vol de la nation. Dans cette aridité de la période nationale, dans la phase dite d’austérité, le succès de leurs rapines provoque rapidement la colère et la violence du peuple. Ce peuple misérable et indépendant, dans le contexte africain et international actuel, accède à la conscience sociale à une cadence accélérer. Cela, les petites individualités ne tarderont pas à le comprendre.”
“Pour assimiler la culture de l’oppresseur et s’y aventurer le colonisé a du fournir des gages. Entre autres, il a du faire siennes les formes de pensée de la bourgeoisie coloniale. Cela, on le constate dans l’inaptitude de l’intellectuel colonisé à dialogue. Car il ne sait pas se faire inessentiel en face de l’objet ou de l’idée. Par contre, quand il milite au sein du peuple il va d’émerveillement en émerveillement. Il est littéralement désarmé par la bonne foi et par l’honnêteté du peuple. Le risque permanent qui le guette est alors de faire du populisme. Il se transforme en une sorte de béni-oui-oui qui opine à chaque phrase du peuple, transformé par lui en sentence. Or le fellah, le chômeur, l’affamé, ne prétend pas à la vérité. Il ne dit pas qu’il est la vérité, car il l’est dans son être même.”
“L’intellectuel se comporte objectivement, dans cette période, comme un vulgaire opportuniste. Ses manœuvres, en fait, n’ont pas cessé. Il n’est pas question pour le peuple, jamais, de le repousser ou de l’acculer. Ce que le peuple demande, c’est qu’on mette tout en commun. L’insertion de l’intellectuel colonisé dans la marée populaire va se trouver différer par l’existence chez lui d’un curieux culte de détail. Ce n’est pas que le peuple soit rebelle, à l’analyse. Il aime qu’on lui explique, il aime comprendre les articulations d’un raisonnement, il aime voir où il va; mais l’intellectuel colonisé au début de sa cohabitation avec le peuple, privilégie le détail et en arrive à oublier la défaite du colonialisme, l’objet même de la lutte.”
“Emporté dans le mouvement multiforme de la lutte, il a tendance à se fixer sur des taches locales, pour suivies avec ardeur mais presque toujours trop solennisées. Il ne voit pas tout le temps le tout. Il introduit la notion de disciplines, de spécialité, de domaines, dans cette terrible machine à mélanger et à concasser qu’est une révolution populaire. Engagé sur des points précis du front, il lui arrive de perdre de vue l’unité du mouvement et, en cas d’échec local, de se laisser allez au doute, voire au désespoir.”
Portrait de Frantz Fanon sur la une, Oeuvre de Rachid Nacib : http://www.zphoto.fr/nacibrac