Question : ABDALLAH BENANTEUR je te connais depuis vingt ans et je m’aperçois qu’il est très difficile de te poser des questions relatives à ta peinture parce qu’en fait il y a une grande production assez dispersée et que même pour quelqu’un d’attentif, elle échappe un peu. On oublie qu’elle a atteint une si grande importance. Alors on s’aperçoit à la longue que la personne est cachée derrière cette œuvre et finalement assez complexe. On ne peut pas dire que ce soit une personne spécifiquement modeste ou solitaire mais on ne sait si c’est son art qui l’a conduite à l’être ou bien sa vie double, puisque en plus de la peinture, des livres, de la gravure, tu exerces deux métiers, l’un concernant la mise en page, l’autre le professorat. Alors ça équivaut à dire que tes rapports vis-à-vis de la peinture, de l’argent, enfin l’équilibre entre des formes de vie est assez précaire jusqu’à présent.
Réponse : Oui, bien sûr. Un artiste est un être complexe dans le sens qu’il cherche, qu’il sent par instinct ce qui est juste et ce qui ne l’est pas; tout se complique dès qu’il s’agit de l’expliquer. Je dirais que l’artiste est toute sa vie à côté des choses essentielles qui se passent dans son art, il les subit, les ressent, mais lui-même en premier lieu est incapable de les clarifier. Je peux t’affirmer qu’un artiste est modeste et solitaire : Je crois qu’un artiste ne peut partager ce qu’il fait qu’au moment où il peint. Hélas c’est impossible parce qu’il a besoin de recueillement, de silence et d’être soi-même devant son œuvre.
C’est pourquoi il est impensable qu’il partage ses préoccupations, ses joies ; tout Se limite à soi et à la toile et l’élément d’une présence étrangère paraît impossible. Or la toile achevée, les gens essaient de recréer ou de ressentir ce qu’il a subi auparavant. C’est un monde fermé puisqu’il y a décalage de temps et de sentiment. Je ne vois pas en quoi ma vie est double étant donné qu’un artiste pour être complet doit aborder toutes les visions et par conséquent je trouve tout naturel de faire de l’édition, de la gravure, du dessin, etc. Ainsi l’artiste devient une personne utile car il a un rôle assez précis à jouer ; par son œuvre il est appelé à former et non à déformer les hommes.
Quant à mes métiers, avant d’être maquettiste, j’ai été manœuvre et ouvrier. Je suis algérien mais j’ai vécu vingt ans hors de mon pays. Je crois qu’en dehors de l’artiste je subis les mêmes condition que mes compatriotes, c’est-à-dire que je suis un émigré parmi les émigrés. Un autre problème que tu abordes est de me poser le rapport de la peinture et de l’argent. A un certain âge, j’ai estimé qu’il était utile de ne pas donner d’importance au problème matériel, j’ai eu la chance de pouvoir pratiquer plusieurs métiers et ces métiers je ne peux pas dire que je les aime mais ils me permettent de faire ma peinture, ce qu! représente un luxe quant il s’agit de la faire, le matériel revenant excessivement cher.
Question : Oui, néanmoins je me rends compte qu’au départ il y a eu une nette hésitation, enfin ce n’est pas tout à fait vrai. Quand tu es arrivé en France, tu n’envisageais pas de faire autre chose que de la peinture, d’exposer et d’en vivre. Par ailleurs, connaissant ton caractère assez altier et à l’époque particulièrement exigeant, n’y a-t-il pas eu plutôt idéalisation de l’art, ce qui devait le rendre dans ton esprit inaccessible, donc pas vraiment commercialisable de peur d’entraîner une dégradation ? je crois qu’il faut répondre à cette question, de la dégradation et de l’absolu.
Réponse : je commencerai par le début, à mes hésitations à mon arrivée en France. Il ne faut pas oublier à quel âge. j’étais jeune, il y avait par conséquent une certaine inconscience. Il allait de soi à cette époque-là que pour moi, venir en France, quitter ce que j’avais de plus cher, m’exiler, c’était simplement pour faire ce qui me touchait le plus, la peinture. Or là, je suis arrivé à une évidence, j’avais oublié la question pécuniaire . Avant de faire de la peinture, il fallait vivre et vivre a été pénible en France, comme pour tous les émigrés. J’ai été obligé de gagner ma vie et la gagner comment ? puisque je me sentais peintre et que je n’avais aucune autre formation. Il a fallu prendre ce qu’il y avait de plus dur, de plus rebutant. Ceci ne me touchait pas puisque j’avais un idéal, mais ça a été très dur physiquement. Cela m’a prix dix ans. Ceci dit, un jeune peintre pense qu’exposer c’est déjà un début vers la consécration. C’était mal poser les problèmes. J’ai eu l’occasion d’exposer souvent et un peu partout. A chaque exposition se greffent d’autres problèmes. On a un certain recul pour voir ce qu’on a fait par rapport à soi et aux autres mais il y a d’autres domaines, par exemple, le fait de la vente. Je pense que c’est une erreur de jeunesse de désiré l’absolu dans le sens qu’une œuvre d’art pour moi n’était pas vendable. Avec l’expérience, j’ai pu constater que cela ne me concernait pas. Le seul problème, c’était de faire de la peinture et de résoudre ce qu’il y avait autour pour pouvoir la faire. Actuellement, je peux vivre de la peinture, mais à mon âge je trouve que c’est trop tard, je n’y crois pas.
Pour être plus précis, je constate qu’on achète présentement des toiles qui datent d’une quinzaine d’années, conçues dans des moments difficiles, avec une fougue due à la jeu-nesse, sans encouragement ni moyens et je commence à douter de tout, je n’y crois pas et cela ne me touche pas. Mon caractère puritain et exigeant, là aussi cela va de soi, un artiste est exigeant dans le sens, comme je l’ai déjà dit, qu’il ne sait pas. Il exige beaucoup de lui-même, un artiste pendant toute sa vie ne connaît pas ses limites, ce qui l’oblige à aller de plus en plus loin. Idéaliser, bien sûr, dans la peinture j’essaie de mettre ce qui me touche le plus d’autant plus que c’est quelque chose qui me dépasse, je ne veux pas dire que je veux faire une peinture qui dépasse l’homme, loin de là. L’idéal serait de faire une peinture propre. Inaccessible, il faut aimer la peinture pour la comorendre bien sûr avec du temps et un certain effort. Le commercial dépasse l’artiste, il ne doit pas s’en préoccuper, parce que rien ne dépend de lui à partir de là.
Question : je retiens surtout que les toiles d’il y a quinze-vingt ans ont été peintes sans encouragements. Cela tendrait à prouver que cette œuvre s’est faite avec force et je me demande si ce que tu fais maintenant en est le prolongement ?
Réponse : Si on aime quelque chose, on n’a pas besoin d’encouragements ni d’éloges. Que mon œuvre ait été faite avec force, je ne saurais répondre mais je peux dire qu’elle a toujours été sincère. Pour moi il n’y a aucune coupure, une toile isolée ne veut rien dire, c’est toute une vie.
Question : D’accord, mais cela suppose que tu n’as jamais eu de doutes sur la qualité de ton travail, alors qu’il y a eu des artistes rongés par le doute, littéralement, et qui ne s’en sortaient pas. A leurs yeux ce qu’ils créaient était toujours au-dessous de ce qu’ils cherchaient.
Réponse : Il y a plusieurs niveaux et plusieurs exigences quand on parle de doutes. Si je ne doutais pas, je n’essaierais pas de mettre au clair et d’éviter ce doute. C’est un besoin.
Question : Je t’ai déjà questionné sur ta vie «double», j’y reviens parce qu’en Algérie, outre ta formation classique aux Beaux-Arts d’Oran, tu travaillais chez ton père aux Halles centrales de Mostaganem. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement I e travail, parce qu’en Algérie le travail était dur mais dans un contexte familial, alors qu’ici le travail était dur dans un contexte de rejet et il me semble que ce facteur provoque sur la personne, soit un effet d’aliénation que tout le monde ressent, soit un effet d’enrichissement et de révolte. Dans quelle mesure ce sentiment, si tu l’as éprouvé, a-t-il pu t’inciter à peindre avec une telle abondance et une telle richesse tout en exécutant un travail incroyable ? Est-ce que l’un t’a donné la force de faire l’autre ou étais-tu un idéaliste continuant sa peinture en dehors des contingences ?
Réponse : je n’ai pas eu de vie double. Il y a eu deux conditions, la vie de l’artiste et la vie de l’homme et notre époque ne permet pas d’allier les deux. Comme tous les gens peut-être privilégiés j’ai reçu une formation, mais un artiste sent ou ne sent pas. Quant à travailler en France, le problème est tout à fait différent de celui de mon pays. En France je n’avais pas seulement à aborder le problème du travail mais celui de l’homme. Le travail en France a tendance à avilir un étranger, d’autant plus que je suis Algérien. On atteignait toujours à travers ce travail ma dignité et ce qui me touchait le plus. J’ai eu la chance d’avoir un idéal qui m’a préservé.
Il m’a préservé du fait que j’avais un but précis à poursuivre. L’apport de Paris n’était pas un apport de travail mais un enrichissement. Et là il faut rendre justice à Paris. A Paris, II y a un assemblage d’hommes étonnants avec qui on peut se mettre en valeur et se comparer. L’art se fortifie à l’échelle internationale et dans un milieu artistique. Pour l’aliénation, je ne pouvais pas être un homme aliéné car quand même, l’Algérie a une civilisation, j’avais toute une culture de mon pays, j’avais beaucoup de choses et la bêtise ou la petitesse que j’ai rencontrées ne pouvaient pas m’aliéner.
Question : J’entends plutôt aliénation politique comme les jeunes de Mai 68 l’ont fait ressortir …
Réponse : Ceci paraît un non-sens pour un citoyen du Tiers-Monde, mais cependant je le comprends.
Question : Le fait même de faire un travail abrutissant, c’est encore une chance de ne pas devenir complètement amorphe ?
Réponse : Je dirais que c’est grâce à cela que j’ai été poussé à aller jusqu’au fond des choses. Mon exil à Paris n’était pas un problème alimentaire mais bien un problème d’artiste. Si j’ai consacré un certain temps de ma vie à assumer ces conditions, j’éprouvais d’autant plus le besoin de me justifier à mes yeux, je n’aime pas ce terme mais il est exact. Une journée de perdue à un travail avilissant et bête ne pouvait que m’encourager et me donner la force pour faire ce qui me tenait à cœur.
Question : Le travail avilissant et bête, c’est le lot d’énormément de gens. Du fait que tu connaissais leur condition, n’avais-tu pas l’impression que par ton art, tu pouvais les magnifier, ces gens-là ?
Réponse : Je fais partie du lot de ces gens. Leur vie a été pour moi une force étonnante, j’ai été ainsi proche des choses. Pour un artiste c’est unique. Si je suis artiste parce que je fais de la peinture, d’accord, mais je n’ai jamais pu vivre la vie d’artiste et avoir des préoccupations esthétiques. Les conditions de l’homme passent avant tout car je pense que c’est une ouverture et une chance inouïes pour mon art.
Question : En effet cela s’est recoupé dans ton œuvre, il y a une période de ta peinture très sombre qui peut refléter la souffrance des Algériens pendant la guerre ?
Réponse : Ceci n’est que point de vue littéraire. Si ma peinture est sombre, elle peut signifier aux yeux des gens telle ou telle chose. C’est leur liberté et leur droit. Pour moi, cela se limitait à des problèmes de peintre, une peinture sombre me permettait d’aller beaucoup plus loin qu’avant. Il faudrait voir toute ma démarche ; avant d’arriver à cette peinture sombre, je faisais une peinture très claire. De là et c’est grave, et c’est un point sur lequel il faut insister, de là à dire que ma peinture était proche du peuple ou pour le peuple, je ne vois pas de quel droit un artiste peut parler au nom du peuple, peut s’adresser à lui. Une peinture est faite par un homme qui *ait partie de ce peuple et il n’a aucun droit de parler en son nom.
Question : Cependant un artiste ou un poète est l’expression sublimée de ce peuple ?
Réponse : Un artiste ne peut parler que de Ce qu’il aime et si c’est l’expression d’un peuple cela va de soi si l’œuvre est grande, cela me paraît logique.
Question : Tu ne voulais pas perdre tes journées, ta souffrance a donc été un levier ?
Réponse : Ma souffrance était une fausse souffrance, je la subissais avec l’espoir de m’en sortir. C’est un avantage énorme par rapport à mes compatriotes. Un homme qui a de l’espoir n’est pas un homme qui souffre. Ce n’est pas le cas de la plupart des émigrés en France. Parler de ma peinture par rapport à eux me semble manquer de pudeur.
Question : Tu parlais à l’instant de ta peinture claire, effectivement on pourrait dire que la lumière y est comme incluse, différemment des peintres européens qui ont travaillé en Afrique du Nord ?
Réponse : A ce propos, pour être clair, il s’agit des influences que l’on peut recevoir. J’ai une sensibilité maghrébine, que ma peinture soit claire ou foncée n’a aucune importance. Ce qui devient grave, c’est que certaines personnes ont créé des critères et des références. C’est-à-dire que pour qu’une peinture maghrébine existe, on fait appel à ce qui a été fait. Et là il faut revenir aux peintres occidentaux qui ont été impressionnés par cette terre. Ils l’ont peinte d’une façon étonnante et très belle, mais il ne faut pas confondre : c’était une sensibilité européenne au contact d’une terre étrangère. Si par exemple, ma peinture exprime ce pays, il n’y a aucune influence, c’est inné. Malgré les apparences, puisqu’on arrive difficilement à cerner ces questions, cela existe, la vision est tout à fait différente, un peintre étant baigné dès l’enfance dans une atmosphère, une culture qui sont essentielles à l’œuvre.
Question : L’atmosphère dont tu as été baigné, c’est en particulier les poteries, couvertures, coffres de mariage, c’est une chaleur que ton art rend avec une palpitation sourde parfois, non éclatante à l’encontre de Matisse par exemple ?
Réponse : Je crois qu’il y a confusion. Tu me parles des poteries, ceci est pour moi de l’artisanat. Je ne le prends pas dans le sens péjoratif. Cet artisanat est très important pour nous, il est en voie de disparition. C’est le seul élément qui nous rattache au passé. C’est un art instinctif qui n’a rien à voir avec la peinture qui se fait. Matisse a été très sensible à la couleur au Maroc. Un musulman, et c’est là qu’il est marqué, est plus sensible à ce qu’il y a de plus discret, de plus effacé : ce que les Européens ont tendance à taxer de monotonie. Cette monotonie est subtilité si difficile à saisir qu’un non-initié a du mal à s’adapter.
Question : Si tu avais vécu à l’époque des grandes mosquées, te serais-tu plié à l’art de l’arabesque ?
Réponse : Bien sûr, c’est mon vœu, mais avant d’y arriver il ne faut pas oublier qu’elle est une quintessence de l’art. Pour aborder ce niveau, je suis obligé de refaire tout un cheminement, or la difficulté c’est qu’il n’existe aucune œuvre intermédiaire. Mis à part les manuscrits et l’architecture, il n’y a pratiquement pas de peinture de chevalet. IL faut donc se tourner vers les peintres étrangers et là tout est faussé. Une mosquée, c’est quelque chose de très fort, de très froid et cependant de très subtil. Il faut pouvoir y pénétrer et c’est quand on y pénètre qu’on trouve la grâce.
Question : Si tu trouves que l’arabesque est le sommet, cela veut dire et qu’il finit par être désincarné ce qui contredit un peu ce que l’artiste en définitive passe complètement dans la ligne que tu soutenais tout à l’heure, à savoir que l’artiste s’exprime par le truchement de la peinture ?
Réponse : Dès qu’on parle de notre passé, on oublie que je suis de mon époque. Le peintre du XXème siècle a d’autres pré-occupations. Il me parait erroné de d i r e q u e l’art arabe soit linéaire. Ceci est dépassé. Cela m’a coûté assez longtemps pour savoir qu’entre la ligne et la couleur il y a deux mondes. La ligne du dessinateur et la ligne du peintre représentent deux visions, je ne dis pas que l’artiste ne doit pas les posséder, je dis qu’il ne doit pas les confondre.
Question : Dans ta peinture on peut remarquer deux conceptions coexistant, l’une expressive où l’artiste est emporté par une sorte de tourbillon presque gestuel et l’autre classique, le peintre disparaissant derrière une sorte d’écran de matière lisse. Dans les deux cas existe un jeu de la matière, comment les concilies-tu ?
Réponse : Comme je l’ai dit auparavant je suis de mon siècle, j’ai subi des influences sans que ma sensibilité soit touchée. Le jeu de matière, la passion, les tourbillons dans mes toiles sont des aspects qui ne me concernent pas, ils existent. Il y a tous les sentiments, toutes les passions dans la peinture, mais ce n’est pas ceci qui me touche, ce que je voudrais mettre dans la mienne, c’est quelque chose qui évoque, qui recrée chez l’amateur le sentiment des choses que j’ai aimées. Il ne
me viendrait pas à l’idée d’employer des couleurs criardes pour le signifier, je le vois au travers de couleurs effacées, cachées, pas des teintes faibles, loin de là. Il faudrait aller au-delà pour essayer de trouver l’essence et je suis le premier à essayer de suivre ce cheminement.
Question : Les choses que tu as aimées, il me semble qu’il y en à beaucoup. Que ce soit les grands Maîtres japonais, Hokusaï, l’exquis’ Hiroshighe ou l’Anglais Tuner. Cherches-tu a i e s ré-exprimer et finalement à les faire revivre ?
Réponse : Oui, bien sûr, mais aimer beaucoup de choses, c’est trop dire. En réalité on aime peu de choses parce que la vie d’un homme s’arrête à quelques instants de sa jeunesse et c’est peut-être ces moments vécus inconsciemment qui restent. Les Japonais me touchent parce qu’ils me donnent une très grande leçon. Dire beaucoup avec peu de moyens. Je rejoins leurs préoccupations, ils ont eu le bonheur d’y arriver. Turner, c’est un grand peintre, je voudrais que ma peinture soit aussi grande que la sienne. Cela fait prétentieux mais l’art ou le temps ne retient que ce qui est grand et le rôle d’un artiste c’est d’y aspirer.
Question : A quelques instants, on pourrait ajouter à quelques personnes, peut-être disparues et qui ont acquis ainsi une force pitoyable sur toi ?
Réponse : Pitoyable non. L’artiste est égoïste et le désir de servir lui fait souvent défaut. Si je trouve une certaine communion avec un auteur ancien, je constate qu’avant d’être grand, il a été un être humain avec ses soucis quotidiens Alors ce n’est plus seulement l’œuvre qui me touche.
Question : Sans doute est-ce pour cette raison que tu as fait tant de livres, afin de traquer des mondes différents, opposés. Que ce soit celui d’Emily Dickinson, de Jean Pélégri, de Mourad Bourboune ou de Jean Sénac entre autres ?
Réponse : Ce qui m’émeut chez Emily Dickinson c’est son monde étroit, clos, petit par ses dimensions. De ce monde clos elle a atteint l’universel, tout est devenu vaste. Quant aux livres de Mourad, de Pélégri, de Sénac, j’ai aimé et j’ai cherché à respecter le lecteur dans le sens que je voulais partager. Dans, ce but mon illustration n’a jamais été une illustration fermée, descriptive, c’est au lecteur de lui donner vie.
Question : Tu as fait confiance aux auteurs contemporains, tu ne les as pas écartés en choisissant des textes consacrés, sauf récemment avec Holderlin et Milosz ?
Réponse : C’est plutôt eux qui m’ont fait confiance et là ce n’est pas une crise de modestie. Si j’ai pris des textes non consacrés comme tu dis, c’est simplement une question de tempérament. Un œuvre consacrée n’a pas besoin de mon apport, elle est là et le sentiment avec lequel je risque de l’aborder peut être faussé, je préfère un terrain vierge, vivant. Je préfère travailler non seulement avec des vivants mais avec des gens de ma génération parce que j’ai l’impression d’avoir les mêmes préoccupations et les mêmes buts, je passerai sous silence Holderlin, mais par contre Milosz, malgré les apparences de l’homme me touche énormément. C’est un texte simple, je dirais même vieillot. C’est quelqu’un qui m’a apporté aussi parce qu’un artiste a besoin d’enrichissement j’aime beaucoup l’art poétique, il pressent, il ne décrit jamais, et ne codifie jamais. Les poètes vivent sur la sensibilité, ils effleurent et annoncent.
Question : Dans tes trois livres sur Emily Dickinson les blancs ont beaucoup d’importance ?
Réponse : J’ai eu les mêmes rapports vis-à-vis de la poésie que les gens ont vis- à-vis de la peinture, c’est-à-dire une certaine incompréhension. L’avantage que j’ai eu sur eux, c’est que j’avais un moyen d’investigation qui m’a tout simplifié. Pour mieux comprendre j’ai cherché à la déchiffrer avec la vision d’un peintre et c’est devenu clair et facile pour moi. Ainsi il y a une grande approche entre les poètes et moi. Le blanc signifie l’horizon, le vaste, non le vide. Le recueillement. Selon les poèmes je l’utilise afin de mettre le lecteur dans des conditions propices.
Question : Je crois savoir que le poète noir américain Langston Hughes t’avais demandé de faire un livre avec lui et que cela ne s’est pas fait parce que ses poèmes te laissaient un peu froid ?
Réponse : Si en tant qu’homme je suis concerné par son langage, il me paraissait impossible de le traduire en peinture. L’art n’est jamais au service d’un engagement, c’est l’homme qui doit s’engager et ici je pense à mes compatriotes, ils ont manqué d’une certaine pudeur. Devant la vie d’un homme, il n’y a pas d’engagement dans l’art. L’art a besoin de paix pour s’épanouir, il est par essence engagé puisqu’il remet toujours en question ce qu’il a produit auparavant. Il n’est jamais mort, il est toujours en plein mouvement, jamais satisfait. L’art a pour base la liberté et non l’action, il ne faut pas confondre.
Question : Cependant il y a eu des arts de combat et pour ne citer que quelques artistes très connus, Siqueiros et Pablo Neruda ont construit toute une œuvre d’inspiration révolutionnaire ?
Réponse : C’est peut-être une exception pour l’art mexicain. C’est un art monumental fait pour les lieux publics et dans ce sens il est engagé car il est pour tout le monde mais de là à dire que c’est un art de libération, je crois qu’on est en train de se leurrer. L’art n’a libéré personne, il ne me libère même pas moi quand j’ai faim.
Question : Oui mais il y a plusieurs sortes de libérations et l’art nègre notamment transmet une libération plus occulte, qui fait parfois appel à l’horrible également comme chez les Indiens. Alors que ton art traduit plutôt une sorte de précision aristocratique. Tout est possible ?
Réponse : L’art nègre avait des buts précis, c’était un art anonyme au service d’une foi. Il a été conçu à une certaine époque, il continue, mais comment continue-t-il ? En mauvais. Et c’est le drame de tous ces arts tournés vers le passé. Si l’artiste est l’héritier du passé, il ne doit pas le continuer, il ne fait que l’imiter.
Question : Un peintre comme Léger a reposé toute la conception de l’art mural, quel but recherches-tu dans tes grands formats ?
Réponse : La chance de Léger c’est d’avoir pu pratiquer l’art mural. Mon but me semble assez simple, on ne peut pas changer sa sensibilité, je ne me vois pas concevoir comme Léger ou Siqueiros, je suis par exemple plus sensible à la voix qu’à la musique.
Question : Certains peintres modernes se sont battus jusqu’à la mort, De Staël, Rothko. Penses-tu qu’arrivé à un certain degré de symbiose, l’homme ne peut que disparaître ?
Réponse : Pour Rothko et De Staël, cela a été l’absolu. Ce sont de grands peintres qui ont poursuivi une quête toute leur vie. Ils auraient pu être beaucoup plus grands mais l’erreur à mon avis et cela Les coupes d’Or (Collection Nicaise) n’engage que moi, c’est qu’ils ont eu tendance à confondre les moyens. Dès qu’on sort des moyens proprement picturaux, on aboutit à une impasse, la peinture pure est quelque chose d’infini. Ce ne sont que des couleurs et de la toile et pourtant ce sont ces couleurs avec des pinceaux sur la toile qu’il faut rendre sublimes. Quand on pense à Vélasquez, cela ne s’arrête jamais !.
Question : De Staël a suivi la démarche de l’abstrait au figuratif et Rothko, l’inverse…
Réponse : Ce sont de faux problèmes, l’essentiel est qu’il y ait un sentiment.
Question : Matisse dit que c’était son problème majeur. Toutefois quand on voit ses œuvres, on n’a pas tant l’impression d’un sentiment que d’une recherche de l’espace pictural…
Réponse : Matisse a été presque une exception, ses écrits correspondant à sa peinture. Son intelligence a été une intelligence picturale, de ce fait, il ne pouvait pas aboutir à une impasse.
Question : Souvent tu reviens sur le fait que l’artiste pressent le futur, c’est remarquable chez les expressionnistes allemand ?
Réponse : Le peintre subit et met en pratique, c’est un sensitif, cela ne veut pas dire qu’il est conscient ; c’est donc logique qu’il devance ses contemporains. L’expressionnisme est un mouvement important dont la peinture avait besoin.
Question : Quelle répercussion tout ce travail acharné a-t-il eu sur ta vie et celle de tes proches, en Algérie et en France ?
Réponse : Ce travail acharné est nécessaire et peut devenir une malédiction pour l’entourage. Si le peintre est sensé, il a intérêt à dissocier sa peinture de sa vie familiale. Mon entourage en peut-être, malgré moi, subi les conséquences, mais au fond je pense que ça n’a pas été si pénible puisqu’il est arrivé à partager mcn point de vue. Quant à mes proches en Algérie, si cela ne les touche pas, c’est dû sûrement à l’incompréhension.
Question : Ce dernier mot est révélateur, car on peut retenir qu’il faut habituer les gens pour qu’ils comprennent. Si l’on peut le faire assez facilement pour les proches, il en va autrement pour le public ?
Réponse : Mes compatriotes et la plupart des gens ont autre chose à faire que de penser à l’art. Cela ne veut pas dire qu’il soit inutile à mon pays. Je dis simplement qu’il y a un ordre d’urgences et cela deviendrait un non-sens de la part d’un artiste d’exiger qu’on comprenne ses problèmes. Quand l’Algérie aura résolu les siens, il va de soi qu’elle envisagera ce point avec plus de certitudes. D’ici là le rôle de l’artiste n’est pas de démissionner mais de continuer à œuvrer et de ne pas être choqué ou découragé par ce qui semble une incompréhension.
Question : Tout paraît juste dans ta réponse, mais d’un autre côté elle pose le problème du matérialisme.
Réponse : Cela devient une évidence dans nos pays, l’artiste en souffre, l’homme tout court en est fier, je suis fier si demain tous mes compatriotes mangent à leur faim et je suis aussi déçu et triste parce que beaucoup de valeurs du passé s’effacent. Le sens de la beauté, le sens de la bonté, de l’honneur, de ce qui est noble se dégradent au contact du matérialisme. Si j’allais plus loin je dirais que d’ici deux ans je n’arriverai à faire aucune distinction entre l’ouvrier algérien et l’ouvrier français.
Question : Deux courants se dessinent revenant à une figuration exacerbée, l’hyperréalisme américain et le réalisme soviétique ?
Réponse : Ce sont presque des questions d’actualité, de mode. Le malheur de l’art – ce qui l’a fait connaître et surtout mépriser . ce sont les suiveurs. Ce sont généralement eux qu’on connaît. C’est le cas des hyperréalistes, il doit y avoir parmi eux des gens honnêtes mais ce qui nous est montré est minable parce que les vrais problèmes sont éludés. Ils veulent créer un mouvement qui soit lisible au public, dans ce sens ils se trompent. Quant à la technique, je la trouve erronée. A travers toutes les époques se sont produits de tels mouvements qui n’apportent rien à la peinture, si ce n’est de la mauvaise.
Question : A propos de ta gravure, on a l’impression justement que tu te joues des difficultés techniques, mais aussi que tu as des visions très différentes ?
Réponse : Dans la peinture l’élément temps entre en jeu.Une toile n’admet pas des mouvements d’humeur, c’est un travail d’approfondissement et de réflexion. La gravure est une expression spontanée, qui aide l’artiste à mieux se connaître.
Question : Dernièrement quelqu’un t’a plaint d’être toujours enfermé dans ton atelier, de ne jamais voir la nature, cela te manque-t-il ?
Réponse : Si, cela me manque. Malgré les apparences, un artiste est un être vulnérable que l’on peut détruire facilement. Ma solution a été assez facile, j’évite les gens, je les recrée dans mon atelier. Cela paraît horrible, mais c’est ainsi. Je préfère garder une belle idée, une belle image d’eux, plutôt que de les voir tels qu’ils sont.
Question : En 1962 tu as eu la possibilité de retourner en Algérie.
Réponse : C’est presque une question indiscrète mais je vais y répondre le plus honnêtement possible. De retour chez moi, c’était l’homme. L’homme constatait ce qu’il avait devant les yeux. Devant une telle réalité, ce n’était pas possible qu’il existe un art. Bien sûr j’aurais pu rester mais on m’offrait d’être un privilégié. J’estimais que mon rôle était beaucoup plus important, que je pouvais être plus utile à moi-même et peut-être à mon pays en continuant ma peinture et en luttant pour l’imposer. D’ailleurs j’ai toujours le sentiment de n’avoir jamais quitté mon pays puisqu’il m’accompagne partout et par ironie je peux bien ajouter que je n’ai découvert ma nationalité qu’en dehors de mon pays.
Question : Pendant ta peinture sombre, tu as fait simultanément l’Emily Dickinson qui est un joyau de couleurs.
Réponse : Dans ma peinture sombre il y avait le poids de l’homme qui n’était pas brillant. Pour le Dickinson je crois qu’il y avait un état de grâce. Dickinson m’a rendu, je ne dirais pas l’espoir mais une raison de retrouver ma dignité.
Question : Est-ce l’intelligence qui guide la main ou celle-ci qui entraîne l’inspiration ?
Réponse : Oh non ! On a tendance à dire que les peintres sont des gens bêtes, c’est faux. C’est un homme qui travaille avec son instinct, de là à croire qu’il ne pense pas, c’est vraiment déformer les choses. Quant à guider ma main, eh bien non ce n’est pas mon intelligence, c’est peut-être ma foi.
Question : La peinture se fait grâce à une succession de touches, ce qui implique la rapidité et la loi du mouvement qui sont la vie même.
Réponse : Chaque touche en appelle une autre, cela devient instinctif, c’est presque une science qui dépasse l’artiste, c’est son œil qui juge.
Question : On en revient aux questions du début, chez certains peintres, la trace des touches est effacée. En ce cas ce n’est plus un sentiment de vie qui ressort, mais plutôt de contemplation, de lumière. Ainsi le Douanier Rousseau a traduit son âme avec une naïveté qui lui était involontaire, ce qui tendrait à faire penser que l’artiste ne sait pas exactement ce qu’il traduit de lui-même ?
Réponse : Je suis d’accord, toutes les grâces existent dans la peinture. Rousseau avait la grâce, je ne l’ai peut-être pas et c’est pour ça qu’une touche annule l’autre, c’est ce qui explique l’épaisseur de certaines toiles.
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Entretien avec BENANTEUR réalisé par EL MALKI Omar
Source : Revue Maghrébine trimestrielle culturelle et scientifique, Rabat
Année 1974 / Numéro 4 /
Abdallah Benanteur, né le à Mostaganem (Algérie) et mort le (à 86 ans) à Ivry-sur-Seine, installé en France en 1953, est l’un des « fondateurs » de la peinture algérienne moderne
https://fr.wikipedia.org/wiki/Abdallah_Benanteur