L’exposition “Fijrya” de Bardi Djellil est une exploration méditative de l’aube, symbolisant à la fois l’éveil spirituel et les passages entre rêve et réalité. Ses œuvres capturent cet instant de suspension où les êtres flottent entre des mondes, guidés par une lumière subtile qui semble révéler une vérité en devenir. Inspiré par la mythologie et la tradition soufie, Bardi crée un espace où les archétypes classiques, tels que des figures mythologiques et divines, s’entrelacent avec des techniques modernes pour fusionner passé et présent. Sa palette de couleurs éthérées et ses techniques de trompe-l’œil instaurent une ambiguïté visuelle, incitant le spectateur à explorer “les forces invisibles qui régissent nos existences.”
Comme le dit Saadi, « celui qui en a eu connaissance, n’a pas recouvré son intelligence », rappelant l’abandon nécessaire pour embrasser la transformation spirituelle. L’art de Bardi, à l’image des œuvres telles qu’Imago et L’Étreinte, transcende les catégories conventionnelles pour révéler un voyage sensoriel et spirituel. Dans ce « dialogue entre Ciel et Terre », chaque détail de ses toiles – qu’il s’agisse d’une fumée violette ou d’un bruissement d’aile – symbolise la métamorphose et la fragile beauté de l’instant, invitant à se perdre pour mieux se retrouver dans une “vérité vacillante” qui “menace de tomber”.
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« Ô oiseau du matin (c’est-à-dire, ô rossignol), apprends du papillon
comment il faut aimer; car, consumé, il a rendu l’âme sans se faire
entendre. Ces présomptueux sont ignorants dans la recherche de la
divinité, parce que celui qui en a eu connaissance, n’a pas recouvré
son intelligence. »
Saadi, Le parterre de roses, chapitre premier.
« Fijrya » invite à fouler un territoire surgi du fond des âges, où les aubes naissantes émergent des draps de la nuit. Sous ces plis, Bardi convoque la tradition soufie autant que les remous de notre monde contemporain. Remontant à la source de mythes anciens jusqu’à la déesse amazigh Ifru, l’exposition se déploie comme une traversée de l’inconscient, chaque tableau se dévoilant lentement, à la manière d’un Mirage en train de se former sous nos yeux. À l’image des palimpsestes, les toiles s’apprivoisent par strates, se jouant des attentes du spectateur pour mieux le troubler. C’est que « Fijrya » ne représente pas une transition ordinaire. Elle est cet entre-deux où le rêve et la réalité se frôlent au risque de se confondre au petit matin.
Des œuvres comme Imago ou Mue imaginale incarnent cette tension, fil rouge de l’exposition. Les silhouettes, à peine discernables dans une atmosphère vaporeuse, flottent entre deux mondes. C’est également le cas de l’Etreinte, œuvre phare de l’ensemble. Cette aube religieuse, symbole de fusion divine, pourrait s’apparenter à une Vierge à l’Enfant, où nativité organique et symbolique coexistent dans un même geste créatif. Les frontières de l’âge et du genre se trouvent estompées, tant et si bien que les visages semblent pris dans un processus de révélation inachevée. À travers une palette de tons pastels presque éthérés, et avec une précision délicate, Bardi ne se contente pas de figurer le masculin et le féminin. Il dépeint des Animus, créatures hybrides, mi-humaines, mi-animales, révélant la part de barbare tapie en nous. Les formes se mêlent et se répondent, formant un univers mental où des éléments mythologiques tels que les Trois Grâces sont réinterprétés à la faveur de la nuit. À l’instant même où les êtres semblent sur le point de se dissoudre, ils sont aussitôt prêts à se réincarner. Cette ambiguïté, qui se refuse à toute certitude, nous plonge dans une expérience sensorielle totale. En effet, l’artiste ne se contente pas d’explorer la Nymphose de la chrysalide en phalène ; il la poursuit à travers des techniques de trompe-l’œil qui brouillent la limite entre figuration et abstraction, corps et esprit, nous intimant à repenser nos perceptions et à questionner les forces invisibles qui régissent nos existences.
Les personnages de Bardi sont des papillons dansants autour d’un grand feu de joie. Ils capturent cet instant fragile où la vérité vacille et menace de tomber. En allumettes volantes, ils éclairent brièvement l’obscurité avant de s’y consumer. Ce moment suspendu, entre le tangible et le caché, convie le spectateur à un voyage intérieur. En creux de ces métamorposes, l’artiste parvient à évoquer à la fois la douceur et la douleur de la transformation. Si l’onirisme reste son matériau brut, il n’est qu’un prétexte à sa réflexion. Au-delà de la métamorphose biologique, celle qui traverse les toiles de Bardi est d’ordre spirituel: sommes-nous prêts à franchir le seuil pour nous rapprocher de la Vérité ? Acceptons-nous de nous éclipser pour laisser place à une réalité nouvelle ? Puisant dans l’héritage de Rûmi, chez qui l’entre-deux est un motif central, Bardi explore ces espaces intermédiaires où les réalités matérielles et mystiques se croisent et se toisent jusqu’au Litige.
Dans ce dialogue entre Ciel et Terre, chaque mouvement semble porteur d’un effet papillon : un trait, une fumée violette, une demi-lune, un damier, un bruissement d’aile peut cristalliser une infinité d’inteprétations. À partir de cette énonciation visuelle, le langage de l’artiste nous pousse à réévaluer nos impressions. Les teintes brumeuses des tableaux, faites de nuances de bleu pâle, de rose, de verts et de gris, ne figent pas. Une simple variation de perspective peut entraîner un bouleversement dans la manière dont nous appréhendons l’œuvre. Chaque tableau participe ainsi à un régime de vérité, où l’illusion se laisse contempler avant de faire apparaître une autre dimension.
Méditation sur la naissance, la renaissance et les transitions, « Fijrya » n’en est pas moins engagée. Dans un monde qui brûle et s’assombrit de jour en jour, elle nous rappelle que chaque aube qui se retire porte en elle l’éclosion d’un jour nouveau.
Lydia Haddag
BARDI DJELLIL
Mehdi Djellil, dit Bardi, est un peintre algérien né en 1985 à Makouda, diplômé de l’École supérieure des Beaux-arts d’Alger. Son parcours artistique est marqué par un éclectisme constant : dès ses débuts, il explore divers médiums (céramique, sculpture, peinture, gravure) pour dépasser les limites de la simple peinture. Bardi se distingue par un style unique, entre burlesque et grotesque, où il exprime avec précision et élégance les absurdités de l’existence, tout en employant des couleurs vibrantes et contrastées. Il s’éloigne des codes figés de l’art contemporain, préférant puiser dans ses expériences personnelles pour créer des personnages fantastiques et oniriques, qui témoignent de la complexité et de la noirceur du monde.
Exposé dans des événements d’envergure, tels que la Biennale d’Oran, des galeries à Paris, Tunis, et Moscou, il a également tenu plusieurs expositions personnelles. Parmi celles-ci, on retient particulièrement son exposition de 2015 à “La Baignoire” à Alger, un lieu novateur conçu pour faciliter les rencontres artistiques.
L’approche de Bardi est guidée par une quête spirituelle, ancrée dans des inspirations profondes. Les œuvres rupestres du Tassili, les œuvres de Rothko pour leur aspect spirituel, de Robert Combas pour sa persistance à peindre contre les tendances, et de Malevitch pour sa vision du chaos influencent son œuvre. Il considère les peintures préhistoriques comme le fondement même de l’art, un témoignage de l’essence humaine qui transcende le temps.
Bardi se définit comme un « dessinateur tendant à devenir peintre ». Sa précision dans le trait, mêlée à l’intensité des couleurs, montre sa maîtrise d’une figuration libérée de toute contrainte. Sa vision artistique, nourrie de méditations spirituelles et de questionnements sur la condition humaine, promet une carrière éblouissante, où il continue à captiver le public, entouré d’images mystiques et lumineuses, cherchant dans l’art une incantation pour mieux vivre.