En 1949, M’Hamed Issiakhem (1928 – 1985) expose pour la première fois. A cette occasion, le public découvre une série de gravures et un autoportrait. Cet autoportrait, centré, sobre, où il se choisit comme sujet et modèle, loin d’être anodin, se présente comme un véritable manifeste, apparaissant à la fois comme un acte artistique et politique. Issiakhem est alors étudiant à l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger depuis un an, lui et Mesli Choukri (1931 – 2017), sont les seuls « indigènes » de leur promotion.
Cet autoportrait d’Issiakhem s’érige dès lors comme une affirmation de soi, un acte fondateur d’être et de devenir pour le peintre, dans une société encore sous joug colonial. Il revendique son identité et son statut de peintre, convoquant ainsi toute une tradition picturale de l’autoportrait, genre noble par excellence. Il démontre de surcroît déjà son style et son intérêt pour l’aspect psychologique de la peinture.
L’acte artistique, un acte de résistance par essence ?
Au delà de l’acte artistique et politique du peintre, cet autoportrait demeure emblématique du statut des artistes Algériens dans une société colonisée et en voie d’indépendance. Elle est aussi symptomatique des questionnements qui ont animés les artistes Algériens ; comment créer une oeuvre, par essence libre, dans une société sous joug coloniale ? Comment redéfinir le rapport au leg artistique occidental ? Comment se dégager de l’orientalisme en vogue en Algérie ?
Alors qu’une première génération d’artistes n’a d’autres choix que de composer avec les institutions coloniales, ces problématiques deviennent de plus en plus d’actualité pour une génération d’artistes émergente durant la guerre d’Indépendance.
La dernière génération d’artistes nés sous la colonisation
Agés de vingt ans environ, toute une génération d’artistes émerge durant ou peu avant le début de la guerre d’Indépendance ; Issiakhem (1928), Bouzid (1929), Khadda (1930), Louail (1930), Benanteur (1931), Mesli (1931), Baya (1931), Sintès (1933), Bel Bahar (1934) et Aksouh (1934) ont tous en commun d’être nés dans les années 1930, alors que le pouvoir colonial est à son apogée et célèbre, entre autre par des manifestations artistiques, le centenaire de la colonisation.
Au même moment, ce dernier décide d’ériger la construction des Musées des Beaux-Arts d’Oran, d’Alger et de Constantine. Mais les artistes font vite les frais du système colonial, étant assigné à une « section indigène » tandis que beaucoup d’autres se forment en autodidactes.1 Les premiers à accéder à l’école des Beaux-Arts d’Alger sont Issiakhem et Mesli, en 1948, et plus tard aux Beaux-Arts de Paris, seuls étudiants algériens de leur promotion.2 Ils se retrouvent ainsi propulsés au coeur des débats socio-politiques et artistiques de l’époque.
Choukri Mesli.
Algérie en flammes.
1962.
Huile sur toile.
La rencontre entre deux générations d’artistes constitutive de la naissance d’un art moderne algérien
En effet, l’art moderne algérien s’est édifié à travers la pratique artistique d’une génération d’artistes, non seulement au coeur de la Révolution algérienne mais aussi tributaire de tout un héritage artistique allant, entre autres, d’Omar (1884 – 1959) et Mohamed Racim (1896 – 1975), Mammeri (1890 – 1954), en passant par Benaboura (1898 – 1960), Atlan (1913 – 1960), Guermaz (1919 –1996) ou encore Yelles (1921 -), qui pour beaucoup meurent durant la guerre d’Indépendance.
Cette dernière a constitué une rupture fondamentale ; il s’agissait de se réapproprier son patrimoine artistique tout en s’inscrivant dans la modernité, graal occidental. Loin des représentations orientalistes, les artistes Algériens ont dégagé des stratégies divergentes pour s’en écarter, affirmant en même temps une esthétique moderne capable de s’inscrire dans des canons plus
universalistes.
Mohamed Khadda.
Hommage à Maurice Audin.
1960.
huile sur toile.
« Une insurrection de l’Esprit»
Cette volonté est sans doute nourrie par l’exil et les diverses voyages que les artistes algériens effectuent. En effet, la plupart se retrouvent en France pendant la guerre. Dès les années 1950, Paris accueille les jeunes noms de la littérature et de la peinture algérienne ; Kateb Yacine et Issiakhem en 1951, Khadda et Benanteur en 1953 tandis que Mesli entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1954. En 1955, c’est au tour d’Assia Djebar de rejoindre l’Ecole Normale Supérieure de Sèvres. Mohammed Dib, expulsé, arrive en France 1959.(3)
Tous se rallient au parti communiste, certains avec plus ou moins de convictions. Le parti prône le réalisme socialiste que les artistes algériens adoptent avec quelques distances critiques.
Mesli et Issiakhem, malgré leurs activismes, continuent à peindre. Mesli, recherché par la police, rejoint le Maroc en 1960. Khadda et Benanteur restent à Paris jusqu’à la fin de la guerre. A ce moment-là, les artistes algériens sont nombreux à adopter l’abstraction. En effet, il y a, de leur part, une volonté d’affirmer un retour aux signes, issus de l’arabesque et de la calligraphie. Toutefois, cette dichotomie abstraction/figuration est à relativiser puisque tous expérimentent d’abord la figuration et jouent de cette ambiguïté, oscillant entre les deux.(4) Par ailleurs, dans le contexte de la guerre, adopter l’abstraction suppose de ne jamais la montrer de façon frontale. L’armée, les destructions, les cadavres ou les combats sont absents de la production artistique des peintres algériens.
Néanmoins, la guerre demeure un sujet omniprésent ; Khadda débute deux oeuvres Les Casbahs ne s’assiègent pas et un Hommage à Maurice Audin en1960. Quand la première représente, sur un fond bleu, des habitations blanches, probablement la ville d’Alger, sur laquelle des armes sont pointées, bientôt noyées par des signes en noirs et rouges, comme pour signifier le triomphe de la Révolution et de la justice, la seconde montre un personnage squelettique étranglée par une force obscure et menaçante, qui devient le point central du tableau.
Dans le cas de Souhila Bel Bahar, peintre autodidacte, là encore le retour à l’abstraction n’est pas hasardeux. Pour évoquer la guerre, elle offre Premiers cris, premières rafales, une oeuvre abstraite, contrastant fortement avec les oeuvres figuratives qu’elle réalise auparavant.(5) La scène semble se dérouler dans un intérieur quelque peu flou arrosé, couvert de peintures noires et blanches. Bel Bahar traduit ici une scène presque musicale et joyeuse, créant une dissonance avec le titre. Plus remarquable encore, elle réalise à la fin de la guerre, en 1962, sa « Joconde noire » qui apparaît comme une réappropriation de la Joconde de Vinci et qui tient une place tout à fait singulière dans son oeuvre. Mesli mélange des touches froides et des formes cubistes dans Algérie en flammes (1962) et quand il fait référence à la célébration de l’indépendance dans La fête (1962), il privilégie des tons chauds, un rouge écarlate rappelant possiblement les couleurs de la Révolution. Dès 1957, Issiakhem publie un portrait de Djamila Boupacha dans la revue des Arts et des Lettres, spécial Algérie et, par la suite réalise Algérie 1960, montrant une mère protégeant ses enfants, métaphore de la mère-patrie.(6)
Benanteur, même s’il considère la pratique artistique comme indépendante d’un quelconque engagement, illustre des poèmes de Jean Sénac, Matinale de mon peuple (1961) et le Diwan du Môle (1962). Cette brève énumération montre combien la guerre demeure latente dans l’oeuvre des artistes algériens. La Révolution a posé les fondements et les espoirs d’une nouvelle société, or, les artistes ont pensé une nouvelle vision du monde, à travers une esthétique, en majorité abstraite, fidèle à un héritage millénaire mais tout de même capable d’épouser des canons plus universalistes. L’influence de l’Ecole de Paris ne peut d’ailleurs pas être éludée. Certains, Jean Sénac ou Kateb Yacine pour citer des écrivains, mèneront un combat intellectuel pugnace. Ils étaient effectivement partisans d’une « insurrection de l’Esprit » malgré les limites qu’elle pouvait représenter. Elle présageait en tout cas de l’édification de nouvelles valeurs dans une société en
pleine (re)construction.
Jean Sénac disait que « la peinture abstraite peut-être révolutionnaire », en effet, ils ont non seulement questionné leur rapport au monde aux travers de leurs pratiques artistiques mais aussi leur rôle et leur place dans la société. En devenant créateurs et non plus simples sujets (exotiques/exotisés) des œuvres, cette génération a affirmée le rôle de l’art et plus largement des intellectuels dans la formation d’une prise de conscience et d’une pensée politique. L’art devenait un outil d’émancipation là où il avait été utilisé comme un outil d’asservissement.
L’Algérie contemporaine ne saurait être comprise, complète sans la prise en compte non plus seulement de l’Histoire mais aussi de l’Histoire de l’art, des images qui ont bâti un nouveau regard sur soi et sur le monde.
Notes :
(1) Pour exemple, Aksouh, Baya, Khadda et Bel Bahar sont autodidactes. Issiakhem entre aux Beaux-Arts d’Alger en 1947, Mesli et Louail en 48 tandis que Benanteur entre aux Beaux-Arts
d’Oran.
(2) Issiakhem entre aux Beaux-Arts de Paris en 1951 et Mesli en 1954.
(3) Mammeri s’exile au Maroc en 1957.
(4) C’est le cas, par exemple de Khadda et Bel Bahar.
(5) En majorité des portraits et des paysages.
(6) Une copie du manifeste des 121 est accolée à l’oeuvre.
Arezki Zerarti.
La révolution algérienne.
1954.
Collection du Musée national des Beaux-Arts d’Alger.
Bibliographie indicative :
• BAHAR-HAFIZ, D., Il pleut des jasmins sur Alger, Ministère de la Culture/Musée public national des Beaux-Arts, 2006.
• BENAMAR, M., Kateb Yacine, le coeur entre les dents, Ed. Robert Laffont, Paris, 2006.
• BOUAYED, A., L’Art et l’Algérie insurgée, les traces de l’Epreuve 1954 -1962, 2005.
• BOUCHENE, A., Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Ed. La Découverte, Paris, 2014, p 624 à 627.
• GIRAULT, J., LECHERBONNIER, B., Kateb Yacine, un intellectuel dans la révolution algérienne, Ed. L’Harmattan, 2002.
• INAL, D., Issiakhem, la face oubliée de l‘artiste, oeuvres graphiques, Ed. Diwan, 2007.
• KADID., D., Benanteur, Empreintes d’un cheminement, Ed. Myriam Solal, 1998.
• LIASSINE, F., Choukri Mesli, Ed. ENAG, Alger, 2002.
• NACER-KHODJA, H., Jean Sénac, critique algérien, Ed. El Kalima, 2013.
• Jean Sénac, Visages d’Algérie. Regards sur l’art, documents réunis par Hamid Nacer Khodja, Ed. Paris – Méditerranée, 2000.
Webographie :
• https://max-marchand-mouloud-feraoun.fr/articles/etre-peintre-enalgerie-1950-1970 consulté le 23 octobre 2018.
• https://www.mama-dz.com/ consulté le 23, 25,30 octobre 2018.
Document source PDF : les artistes dans la guerre de libération nationale
Fadila Yahou est doctorante en Histoire de l’art contemporain. Laboratoire d’Histoire sociale et culturelle de l’art (HICSA).
Thèse : La guerre d’Algérie, de son internationalisation à son inscription dans l’Histoire de l’art 1955 -1965.
Sous la direction du Professeur Philippe Dagen.
Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
M’hamed Issiakhem.
Les Martyrs.
Huile sur bois.
1965.