Une réflexion sur le passé, le présent et le devenir de l’art vidéo suite à la mort de Bill Viola et de l’importance de sa participation au premier festival /si:n/ en Palestine (Ramallah, 2009), parue sur la revue Canal Studio 2024-2025 n°26 (pages 13 à 17, bilingue)
Il a passé sa vie à ralentir le temps. Il a eu l’élégance de ne pas être immortel. (tant de bipèdes se prennent pour des dieux, oubliant que l’éphémère est un papillon qui accorde son temps de vie au voyage de la lumière. Bill Viola fabrique des images volantes qui butinent le nectar de nos sens.) Il est mort en poète : un clin d’œil aux vivants. L’extinction d’un pixel n’efface pas l’image. 12 juillet 2024. Point final ? Non ! Point et cætera.
Du soleil dans la tête
La mort d’un artiste aussi génial qu’Homère ou Gena Rowlands éclabousse la pensée et la sensibilité de ses orphelins admirateurs. Viola est l’une des étoiles qui a bouleversé notre relation aux images. Depuis ses paysages intérieurs (feu, eau, air, terre), il nous dit qu’il existe un autre monde, et qu’il est dans celui-ci. À nous de le trouver. Avec patience et courage. Expérimenter les nouvelles machines de vision pour outrepasser les possibilités du corps.
L’art vidéo, c’est aller en terre vierge. Une intuition du mouvement fluxus né dans les années soixante. Pas vraiment une école artistique, une manière d’être au monde. Faire circuler un flux d’énergie entre les êtres, entre nos mondes intérieurs et la nature, entre les machines et les corps.
La mort de Bill Viola me dit : c’est toute une époque qui disparaît avec lui. Un temps où tout semblait possible. Où la liberté n’était pas encore entravée par la peur du lendemain, des attentats, des virus planétaires, des dérèglements climatiques, des arrivées massives de migrants, du retour de la bête immonde… Ces artistes formaient une constellation grâce à laquelle nous apprenions à nous orienter ou à nous perdre, Paik et Vostell bien sûr, Baladi, Belloir, Jaffrennou, Logue, les Nyst, Nakajima, Campus, les Vasulka, Ivekov ić, Ca hen, Ku nt zel, Tot i, Batsr y, Strapatsakis… Ils avaient tous du soleil dans la tête, et des étoiles, et des volcans, et des désirs sexuels, textuels, inactuels, sensuels, virtuels, spirituels, intellectuels, visuels, pluriels, juste pour le plaisir du jeu et de la rime.
Toute une époque
J’ai trouvé un livre abandonné sur le siège d’un bus. C’est souvent comme cela quand j’essaie de réfléchir. Des choses m’arrivent. Lu d’une traite : Journal d’une fille de Harlem (1970) de Julius Horwitz. Une gamine raconte la vie autour de la 104e Rue à New-York : misère, racisme, enfance droguée, violée ou prostituée. Elle parle d’une scène vue à la télévision : des indiens abattus par des blancs. Soudain le film est interrompu par une publicité : un homme chante dans une vigne, puis on voit des bouteilles de vin. La tuerie reprend. Je me dis trois choses : 1) La télévision commerciale fait du montage dialectique sans le savoir ; 2) Est-ce que les artistes vidéo d’avant-garde de la scène new yorkaise buvaient de ce vin-là ? ; 3) J’ai trouvé ce livre dans le bus de Rosa Parks, l’étincelle de la révolte noire.
Cette époque est narrée par Jean-Paul Fargier dans un ouvrage qui pose question : Où va la vidéo ?. Ce fut ma Bible ou mon Kâma-Sûtra (les postures du désir) quand j’ai débuté mon aventure avec le festival des Instants Vidéo en 1988. En l’an 2000, j’anime un atelier d’art vidéo pour un groupe de détenus de la prison de Marseille. Je prête le livre à l’un d’entre eux. Il est précipitamment libéré et expulsé en Algérie. Il emporte la question de Fargier. Je me dis : l’art vidéo, c’est fait pour voler. Vingt quatre ans plus tard, le jour où j’apprends la mort de Viola le facteur m’apporte un courrier d’Alger. Un mot accompagne le livre : « Merci pour cette évasion. »
Heureux de redécouvrir la page de couverture avec ces téléviseurs accrochés au mur formant une diagonale qui défie l’attraction terrestre, rendant encore plus époustouflantes les envolées dansantes de Merce Cunningham tressées avec les ondes électroniques de l’imagination sans limite de Nam June Paik. Installation qui ne peut produire son effet (la possibilité de la chute) qu’à cause du poids des téléviseurs. C’était un temps où les images avaient du volume. C’est pour cela que les artistes s’autorisaient quelques légèretés. Métamorphoser la gravité en joie. Quelque chose a changé. Les écrans sont devenus plats. Il faut réactualiser la question de Fargier : « Où va l’art vidéo en 2024 ? » L’évadé a glissé des feuilles d’olivier entre quelques pages. Symbole de la liberté pour me désigner quelques complices. Global Groove de Paik ; Juste un peu d’argile rouge et quelques monstres de Alain Bourges ; Lune acoustique de Patrick Gautreau ; Juste le temps de Robert Cahen ; Elephant de William Wegman ; Robin des voix de Jean-Paul Fargier ; The commission des Vasulka. The Refl…, oh ! J’ai une histoire à raconter qui pourrait esquisser une réponse à notre question…
Bill Viola en Palestine
Il faut faire ici un bond spatio-temporel sans perdre de vue Viola. 2007, je me rends en Palestine : Gaza, Jérusalem et Ramallah. Rencontre avec la A.M. Qattan Fondation qui soutient l’art contemporain palestinien. Naissance d’un projet fou : fonder une biennale internationale d’art vidéo et de performances en 2009 qui s’appellera /si:n/. Je me dis que pour une première édition, il faut d’emblée signifier notre engagement résolument contemporain en exposant un géant ! Les médias ne parlent de la Palestine qu’à l’occasion de catastrophes. Ils ignorent l’intense vie culturelle qui s’y déploie, mêlant comme partout ailleurs tradition et modernité. Dans le camp de réfugiés de Aïda (Bethléem), un centre culturel nomme l’art : « la belle résistance. »
J’écris à Bill Viola : « J’ai eu à plusieurs occasions plaisir à vous faire part de ma plus profonde admiration pour votre œuvre. Dans quelques mois aura lieu le premier festival international d’art vidéo de Palestine : /si:n/ (l’équivalent de notre signe mathématique x, l’inconnu). Je veux qu’il resplendisse de votre aura. Je viens de faire connaissance avec ce (presque) pays qui, vivant sous occupation, est assoiffé de liberté et de partages avec le reste du monde. Nous n’avons pas de budget pour payer des droits. Si vous nous offrez une installation, nous vous garantissons qu’elle sera exposée dans les meilleures conditions… »
Quelques jours plus tard : réponse favorable et enthousiaste. Un technicien du Studio Viola nous envoie la fiche technique de The Reflecting Pool (1979).
Je connaissais ce travail. Jamais je ne l’ai vu sous cet angle en me mêlant au public de la Al Mahatta Gallery de Ramallah : présenceabsence d’un individu au cœur d’un paysage dont on n’est jamais sûr de sa réalité. Que voit-on ? Un seul cadre, une piscine, une forêt, un homme qui marche et saute d’un plongeoir. Jeux de reflets : effacements, apparitions. Ce qui m’était jusqu’à présent matière à méditer sur la réalité et sa représentation, le temps et l’espace, prend ici une dimension politique inédite : celle d’un peuple qui se voit refuser une existence dans un pays qui n’est pas reconnu comme tel. Je lis dans le livre de Fargier : « Comme si les miroirs, au lieu de réfléchir, se mettaient à penser. »
Viola fut le joyau pensant d’une programmation qui ne manquait pas d’artistes de très haut niveau tels que Dominique Angel, Hakeem b, Iman Abu Hmid, Jean-Paul Fargier, Julien Blaine, Jumana Emil Abboud, Khalil Rabah, Mohammed Harb, Raeda Sa’adeh, Sharif Waked, Taysir Batniji…
Le soir de l’inauguration, nous étions en état de grâce. L’un des organisateurs s’est écrié : « En Palestine, l’art vidéo sera une arme de création massive ! »
Bill Viola n’a pu se joindre à nous, retenu par un autre projet. Quelques mois plus tard (février 2010), je suis informé de sa présence au Fresnoy à l’occasion de l’exposition Thierry Kuntzel, Bill Viola : deux éternités proches. L’occasion est trop belle pour aller le remercier et lui remettre le catalogue du premier festival /si:n/.
Je me précipite vers Kira Perov, à la fois compagne et directrice artistique. Elle me dit : « Va vite lui apporter ce catalogue. Bill raconte à tout le monde que c’est une de ses plus importantes expositions. » C’est ainsi qu’est remercié celui qui croyait remercier.
Quinze années plus tard, Bill Viola s’éclipse aussi magiquement que son baigneur. Que miroiterait The Reflecting Pool s’il était exposé aujourd’hui dans une Palestine en ruine et jonchée de dizaines de milliers de cadavres ? Que peut l’art vidéo ? Peut-il encore trouver des terres où semer des graines d’utopie ? Chanter la vie ? Rendre désirable la libre circulation des corps et des désirs ? Que me dit la mort de Bill Viola ? Je ferme les yeux. Silence. J’entends les mots d’un autre poète (Armand Gatti) qui aurait eu cent ans cette année. Art vidéo : télescopages de météorites poétiques.
Un homme qui tombe
c’est la création
qui s’écroule.
Que viennent faire ensemble ces deux artistes dont les esthétiques et les vécus sont si éloignés ? Peut-être ont-ils en commun d’avoir passé leur temps à nous offrir des réponses à des questions que nous ne nous posons pas. Penser, c’est monter. Je prends The Reflecting Pool et j’y associe en voix off deux interrogations de Gatti :
Que survit-il
sous le ciel
après le passage
d’une migration
d’oiseaux ?
Notre espace
en est-il
transformé ?
Que reste-t-il du passage de l’art vidéo dans le ciel de ses jeunes années ? Que reste-t-il des nuées d’utopies qui guidèrent les pas de ses pionniers ?
Les enfants de l’après-guerre
Je suis sur le plongeoir. Prêt à sauter dans l’eau d’une hypothèse historique qui doit se faire poème pour demeurer question :
Ce sont les enfants perdus
et retrouvés
de la seconde guerre mondiale
qui ont inventé l’art vidéo : réplique d’un gai savoir inquiet !
De jeunes gens
la plupart migrants (Georges Maciunas est lithuanien, Nam June Paik coréen)
animent le mouvement d’avant-garde néodada : Fluxus.
Défi lancé au tragique
pour combler le fossé qui sépare l’art de la vie.
Le pire est derrière eux. L’avenir ne peut être que radieux. Tournant le dos aux désastres, ils regardent les astres. Fuyant les horreurs, ils s’éveillent aux aurores.
L’un des pionniers se nomme Wolf Vostell. Il lit dans un journal qu’un avion (Super Constellation) s’écrase dans la rivière Shannon juste après son décollage. Ce mot seul lui suffit pour ouvrir une voie sur le sentier de sa création. Il dé/collera tout, des affiches en veux-tu en voilà, mais aussi des images en déréglant une télévision. Elles sautent. Il filme ce chaos électronique avec une caméra 16 mm et projète à Wuppertal : Sun in your head (1963). On ne peut rêver mieux pour une décharge poétique cosmique. En 2008, Gustavo Kortsarz découvre que les images proviennent des informations télévisuelles argentines et prolonge le geste de Vostell avec El sol en tu cabeza. L’art vidéo est embrassement et embrasement.
Un autre pionnier : Nam June Paik. Même année, même endroit, il expose treize téléviseurs préparés à la galerie Parnass dans le cadre de la manifestation Fluxus Musicelectronic Television. Il déclare : « Moon is the first TV ». L’Allemand vise l’intérieur (notre soleil cérébral), le Coréen l’extérieur (la Lune qu’il pointe du doigt).
Deux œuvres fondamentales à Wuppertal en 1963 ! Fruit du hasard ? Peut-être pas si l’on se souvient que le 29 mai 1943, la Royal Air Force a canardé la ville avec 719 bombardiers lâchant 1 900 tonnes de bombes. Le lendemain, les autorités britanniques ont déclaré la ville rayée de la carte. Vingt ans plus tard, elle est devenue La Mecque de l’art vidéo. Là où tout a (re)commencé.
Encore un embrassement-embrasement : Dominik Barbier donne la réplique à Paik. 2013, il crée à Marseille pour le cinquantième anniversaire de l’art vidéo, une monumentale installation vidéo : Sun is the next TV. Sun contre Moon. Bataille des astres.
L’art vidéo au féminin
Et n’allez pas croire que la vidéo est une affaire d’hommes. En France, c’est une femme venue de Suisse qui fut la première à se procurer une caméra Portapack (unité vidéo légère) avec sa prime de licenciement du magazine Vogue : Carole Roussopoulos. Avec son amoureux Paul qui a fui les geôles de la dictature des colonels grecs et le poète Jean Genet, elle s’envole à l’automne 1971 en Jordanie pour soutenir caméra au poing la lutte du peuple palestinien en exil. Mais le mois de septembre vire au noir. Ils arrivent trop tard. Les corps des réfugiés sont napalmisés. De retour à Paris, elle monte les images de l’horreur : Hussein, le Néron d’Amman. La joie de l’expérimentation n’interdit pas la gravité des plus jamais ça !
En Argentine, en pleine dictature, c’est encore une femme (Margarita Paksa) qui ouvre le bal de l’audace expérimentale en 1978 avec Tiempo de descuento. La horacero : une course sur place, effrénée, pour tenter de remettre les pendules à l’heure de la liberté.
La vidéo donne la parole à ceux qui en sont privés. Les opprimés prennent en main leur image. Ils doivent travailler en marge des institutions. Marge qui tient la page, dit Godard. Contre la langue de bois du IN, le langage des brindilles du OUT. Les invisibles et les inaudibles s’adressent au monde : Palestiniens, Vietnamiens, Black Panthers, ouvriers, paysans, immigrés, femmes, homosexuel(le)s, prostitué(e)s… Des guérillas poélitiques se constituent : Vidéo OUT (Carole et Paul Roussopoulos), Vidéo 00 (Anne Couteau et Yvonne Mignot-Lefebvre), Sion Vidéo (Chris Marker), Les Cents Fleurs (Danielle Jaeggi et Jean-Paul Fargier), les Insoumuses (Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, Iona Wleder, Nadja Ringart)…
Il faut ici ouvrir une parenthèse géante pour tenter de répondre à une question fondamentale : est-ce que la mise au poin(t)g de la caméra rend la réalité plus nette ?
Un constat : l’industrie cinématographique place l’homme derrière la caméra et la femme devant. Un film est une entreprise de marketing sexiste. Des cinéastes confondent un plateau de tournage avec un harem. Femmes = chair à images. Ainsi soient-elles ! Les Insoumuses vont occuper
le vide quantique provoqué par l’effet de masse patriarcale. Elles vont se placer simultanément devant et derrière la caméra. En 1975, elles réalisent la plus gigantesque installation vidéo au féminin défiant les pouvoirs machistes du ciel et de la terre. Deux cents prostituées manifestent à Lyon pour défendre leurs droits de travailleuses et leur dignité. Elles se réfugient dans l’église Saint-Nizier pour se protéger de l’assaut des forces de l’ordre. Les Insoumises filment et disposent des téléviseurs sur les murs extérieurs de l’édifice. La vidéo devient porteparoles et porte-images de celles pour qui la messe (morale du mâle) est toujours déjà dite. La vidéo féministe élève le regard des badauds au-dessus de la ceinture (le Saint Siège) de toutes les cathédrales cathodiques et argentiques. En grec, « siège » se dit Kathedra. Ne fermons pas la parenthèse : le combat continue !
Les énergumènes
Passons en revue quelques drôles d’énergumènes qui firent « Oh ! Les beaux jours ! » des arts vidéo de cette seconde moitié du XXe siècle.
Gianni Toti passe de la Résistance au journalisme, du cinéma à la poésie électronique. Il orchestre des vidéo-poèmes-opéras pour célébrer les révolutions politiques, scientifiques et poétiques du siècle.
Irit Batsry explore les ruines en quête de traces et de corps pour réconcilier les mémoires collectives et individuelles.
Joseph Robakowski grimpe caméra au poing les marches d’une tour métallique dans un environnement forestier enneigé. Il en compte cent quatre-vingt-six, autant que les « escaliers de la mort » du camp de Mauthausen qu’empruntaient les déportés chargés de blocs de pierre.
Vito Acconci s’acharne pendant dix-sept minutes à ouvrir les yeux de Kathy Dillon. Quand il y parvient c’est pour découvrir un œil blanc, vide, sans pupille. Regard révulsé, retourné à l’intérieur de lui-même.
Le collectif Ante Farm, pour The Independance Day, fonce en Cadillac contre une pyramide de télévisions qui s’enflamment.
Peter Campus joue au passe-muraille allant même jusqu’à traverser son propre corps car rien ne doit faire obstacle à l’expérimentation du sensible. Pas même soi-même.
Gary Hill combine toutes les possibilités du tissage des mots et des images, et toutes les manières de reconstituer des corps fragmentés.
Jean-Christophe Averty invente des mises en pages électroniques ubuesques.
Et encore : Robert Cahen sculpte le temps ; Michael Gaumnitz enlumine à la palette graphique des quatrains de Omar Khayyam ; Ko Nakajima entre en relation avec l’esprit du sel en Camargue ; Thierry Kuntzel, tantôt dompte les vagues, tantôt effleure les peaux humaines pour abolir les frontières entre le proche et le lointain ; Danièle et JacquesLouis Nyst écoutent les confidences des sachets en plastique qui volent d’arbre en arbre ; Dominique Belloir scrute quatre ans durant les variations d’un paysage littoral ; Michel Jaffrennou accumule des plumes dans une colonne vertébrale de téléviseurs qui caquettent ; Jean-François Guiton rythme jusqu’à l’épuisement des chutes de planches de bois rejouant à l’infini la dégringolade d’Icare ; Nil Yalter géométrise l’espace du corps en inscrivant autour de son nombril que la femme est à la fois convexe et concave ; Jean-Paul Fargier révèle un Mystère Joyeux en convoquant quatre docteurs de la Loi de l’art vidéo (David Larcher, Robert Cahen, Gianni Toti et Roland Baladi) pour retrouver l’enfant Jésus perdu au Temple ; Michele Sambin dessine des images en soufflant dans son saxophone ; Fred Forest filme une cabine téléphonique surmontée d’antennes qui ne sont rien d’autres que les branches d’un arbre ; Marianne Strapatsakis fait léviter des corps ; Michel Coste scénographie la nature ; Alain Bourges frôle la mort avec la beauté des gestes des matadors et des taureaux ; Chris Burden se fait tirer une balle dans le bras pour hurler contre la guerre au Vietnam ; Bill Viola immerge des corps dans l’eau et le feu pour les faire renaître plus splendides que jamais…
Le Sud de l’art vidéo
Liste à n’en plus finir. Étourdissante. Mille et une subtilités. Farandole d’images et de sons qui réinventent la beauté, l’amour, la politique. Mais autour d’eux le bel élan de l’après-guerre commence à prendre du plomb dans l’aile. La chute du mur de Berlin laisse libre cours à un néo-libéralisme planétaire. De nouvelles murailles sont érigées pour freiner la marche des laissés-pour-compte. Un Axis of Evil sépare l’Occident civilisé de la barbarie musulmane. Pascal Lièvre écoute le discours de George Bush et déclare qu’à une déclaration de guerre il faut répondre avec une déclaration d’amour : L’axe du mal (2004). L’Europe redécouvre la guerre dans les Balkans et plus tard en Ukraine. Le marché planétaire colonise tous les imaginaires, uniformise les arts et les modes de vie : Planetopolis (1994) de Gianni Toti.
Les axes empruntés par l’Histoire ne sont jamais rectilignes. Il y a des soubresauts, de brusques bifurcations, des soulèvements imprévisibles qui réactivent les élans que l’on croyait à jamais perdus. Il y eut des frémissements avant-coureurs en provenance du Sud de la Méditerranée qui ont laissé espérer que le Nord ne serait plus seul à gérer l’ordre du monde. Alors qu’en 1993, Israël et la Palestine signent les accords d’Oslo qui promettent la fin de l’une des dernières conquêtes coloniales, à Casablanca éclot le premier festival international d’art vidéo du continent africain (FIAV). Nouveaux enthousiasmes ! Mounir Fatmi réactive les utopies en proclamant la naissance d’un alphabet rouge afin que les mots se mettent à danser pour penser autrement. Dans The beautiful language, il hurle le mutisme des peuples inaudibles, des cris étouffés : « Ma langue est une hémorragie, je saigne chaque fois que je parle. »
Il manque des oreilles pour entendre ce vent du sud. Les poètes sont des Cassandre, ils nous alertent en vain. Ils devancent l’Histoire. Ils soufflent sur tous les pollens de l’imagination pour que germent de nouveaux mondes. Des festivals d’art vidéo fleurissent au Moyen-Orient en même temps qu’éclatent des révolutions fleuries en Tunisie, Egypte, Yémen, Syrie, Libye, Turquie, Algérie, Iran… Création d’un festival à Damas (All Art Now, 2009), en Palestine (AM Qattan Foundation, 2009), à Alexandrie (Bibliotheca Art Center, 2013), à Alger (Wide Shot, 2022).
Hélas, ces formidables élans émancipateurs sont tués dans l’œuf. Ils accouchent de guerres et de dictatures plus atroces les unes que les autres. L’art vidéo n’est plus un art d’après-guerre. Il est devenu contemporain du massacre des innocents qui ont cru en de nouveaux possibles démocratiques, au droit international, à la liberté de vivre où bon leur semble pour échapper aux dommages collatéraux de la mondialisation. Et comme l’Histoire n’est jamais avare d’infamies, voici que l’art vidéo est aujourd’hui contemporain d’une guerre génocidaire à Gaza. Nous sommes à des années-lumière de l’exposition de Bill Viola à Ramallah : la destruction massive a remplacé la création massive tant espérée.
Où va l’art vidéo en 2024 ?
Je suggère trois hypothèses. Celle, désabusée, d’Oscar Wilde : « Tout art est parfaitement inutile. » Celle, aux antipodes, du poète chinois Lu Jin (VIe siècle av. J.C.) : « Grande est l’utilité de l’art qui réunit les principes multiples, car il jette un gué à travers les millions d’années, et voyage à mille lis sans obstacle. » Un li, c’est environ six cent mètres. C’est peu. Mais l’art n’a pas su arrêter les guerres, les haines et les injustices, ni la dégradation de la nature. Alors, il ne reste peut-être plus qu’une solution : considérer l’art comme un témoignage. Ou ce que J.M.G. Le Clézio nomme une extrospection : prendre le regard de l’autre pour mieux voir ce qui nous entoure.
C’est une énorme responsabilité qui repose sur les épaules des artistes contemporains. Peut-être le dernier champ d’activité humaine qui peut échapper au mensonge généralisé instauré par le marché planétaire. Plus que jamais je pense à Polonius dans Hamlet : « Envers toi-même tu dois être vrai. Et de même que la nuit succède au jour, Tu ne dois jamais être faux envers qui que ce soit. »
Peut-être faut-il aller jusqu’au bout de cette démarche. Le poète calligraphe Taigu Ryokan prenait plaisir à jouer avec des enfants dans la rue. Il en arrivait toujours à la même conclusion : « C’est quand je n’écris pas de poèmes que je suis un poète. »
Peut-être ai-je omis une ultime hypothèse qui peut donner sens à l’art vidéo en ces temps de guerres qui dépassent l’entendement : revenir à la source de ce qui alimenta tous les torrents de la création poétique depuis trois mille ans. Au Musée de la Romanité à Nîmes se tient l’exposition Achille et la guerre de Troie. Un parcours parmi des objets et des sculptures, mais surtout un extraordinaire travail vidéo des artistes Dominik Barbier et Anne Van den Steen qui relate la vie tumultueuse et tragique de ce héros de la mythologie grecque. Face à la dernière fresque vidéo, je vois apparaître les mots qui ouvrent L’Iliade de Homère : « Chante, Déesse, la colère d’Achille ! ». Poèmes, chants, danses, découlent de cette phrase jusqu’à aujourd’hui. Je me dis : « c’est la colère qui brûle dans l’âtre de toutes les injustices et des guerres ! Elle sert d’appui aux œuvres qui à présent crépitent dans la fournaise du Moyen-Orient. » Les Achille de l’art vidéo d’aujourd’hui se nomment Taysir Batniji, Raeda Saadeh, Nisrine Boukhari, Samar El Barawy, Rania Stephan, Larissa Sansour, Vatankhah Parya, Mejd Hameed, et cætera.
Pour ne pas conclure, écoutons Adonis, le grand poète syrien de l’exil :
« dans toute maison palestinienne, je veux dire dans toute maison arabe, il y a une mer morte. Et de dire : toutes les voiles et pagaies ont abandonné les canots de sauvetage.
Même les canots ont fui hors de l’eau.
Et de dire aussi : la mémoire a un mur noir et blanc à la présence constante. Mobile, un explorateur est horizons.
Un mur – une image
comme un soleil autour duquel dansent les ombres du sens. »
Adoniada, Éditions Seuil, 2021.
Marc Mercier
(Août 2024)