“Azzedine Mihoubi a été nommé ministre pour liquider le secteur qu’il a en charge. C’est ce qu’il fait au ministère de la Culture, où il a l’air heureux de voir son budget divisé par deux et où il annonce avec une certaine jubilation une diminution de 50% du budget alloué à l’organisation des festivals. “
– L’Etat a réduit drastiquement le budget de la culture sous prétexte d’austérité. C’est un choix sans surprise connaissant la doctrine culturelle des partis au pouvoir. Qu’en pensez-vous, et quelles sont les conséquences de tels choix selon vous ?
Depuis toujours et partout, la culture est le parent pauvre des budgets des Etats. En Algérie, c’est plus frappant pour deux raisons :
1) La mentalité des décideurs fait que la culture ne sert à rien, qu’elle est inutile, voire un objet de luxe ;
2) Qu’elle est subversive, tant sur le plan politique que religieux. Les conséquences d’un tel choix sont désastreuses dans la mesure où, déjà affaiblie, la culture va encore se réduire à la portion congrue, alors qu’elle n’a jamais été nécessaire, voire vitale, dans une société qui reproduit constamment des phénomènes de violence de toutes sortes, des pratiques superstitieuses et des comportements psycho-pathologiques.
Parce que notre société est en crise et qu’elle réagit violemment face à une immoralité de l’Etat rongé par la corruption, l’inégalité de classes et le mépris d’une bureaucratie aveuglée par sa force et son narcissisme, parce qu’elle est incontrôlable et intouchable. La violence des jeunes, qui va, aujourd’hui, jusqu’au viol, au vol et au meurtre le plus barbare, est due aussi à leur inculture et à leur solitude. Et affaiblir la culture, aujourd’hui, c’est encourager la criminalité la plus barbare.
– Le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, a évoqué un nouveau modèle culturel pour justifier les coupes sombres dans les budgets des institutions culturelles. Peut-on faire confiance à ses discours ? Est-il capable à votre avis de mener l’arche jusqu’au rivage salutaire ?
Non ! Azzedine Mihoubi a été nommé ministre pour liquider le secteur qu’il a en charge. C’est ce qu’il fait au ministère de la Culture, où il a l’air heureux de voir son budget divisé par deux et où il annonce avec une certaine jubilation une diminution de 50% du budget alloué à l’organisation des festivals. Aucun état d’âme ! Aucun regret ! Il est là pour exécuter les ordres qu’on lui donne et c’est pour cela qu’il s’est entouré de copains et de coquins, en censurant les artistes contestataires. Les vrais artistes !
– Mais où sont ces artistes contestataires ? Existent-ils encore ? On a l’impression que les dernières poches de résistance se sont asséchées…
Tout d’abord, les vrais artistes sont très peu nombreux et les contestataires parmi eux le sont encore plus. Le climat général délétère du pays ne permet pas des actions efficaces de la part de ces artistes qui vivent en vase clos et dans leur tour d’ivoire. J’en fais partie moi-même ! Les ego, la politique du ministère qui sait manier la carotte et le bâton, l’isolement, etc. Tout cela concourt à l’assèchement de la créativité et de la contestation.
En outre, la bureaucratie joue un rôle écrasant et stérilisant. Elle est redoutable et travaille très discrètement. C’est une sorte de confrérie très fermée et très puissante. Les artistes sont donc à l’image du pays. Certains d’entre eux baignent dans la médiocrité et l’opportunisme. Comme tout le monde.
– Je reviens à cette idée de modèle culturel, ne pensez-vous pas qu’un nouveau modèle est indispensable aujourd’hui ? Et quels seraient les contours de ce modèle, selon vous ?
Certainement ! Il s’agit d’abord de comprendre que la culture est une donnée essentielle pour la construction d’un Etat national et d’une conscience citoyenne de qualité qui influeraient beaucoup sur le développement réel du pays. C’est-à-dire acquérir une conscience douloureuse et féconde de soi, de l’autre et, surtout, du pays.
Ensuite, il faut savoir choisir les hommes compétents. Un ministre de la Culture est d’abord un homme très cultivé qui domine tous les arts et d’une façon universelle. Nous avons eu, bien que rarement, des ministres de la Culture très compétents. Je pense à Mohammed-Sedik Benyahia ou encore à Abdelmadjid Meziane. Des hommes érudits et efficaces.
– Croyez-vous que les conditions soient réunies pour changer le rapport de force et engager la construction de ce nouveau modèle culturel ?
Non, pas du tout ! Les conditions ne sont pas du tout réunies pour changer le rapport de force et engager la construction d’un nouveau modèle culturel. Bien au contraire ! Il y a maintenant une forme de censure rampante et pernicieuse qui envahit le champ culturel, et cela pour des raisons aussi bien subjectives qu’objectives.
Pire ! Même les médias indépendants participent à cette censure «discrète», sans le savoir, peut-être. C’est le cas des chaînes de télévision privées, dont on attendait beaucoup, mais qui n’ont aucun programme culturel conséquent. Al Khabar, qui avait un supplément culturel de haut niveau, l’a arrêté au profit d’un supplément, Maquillage pour adolescentes !
Il y a le mythe fallacieux du «jeunisme», qui fausse la donne d’une création féconde, exigeante et d’un niveau élevé. Aujourd’hui, tout le monde écrit. Tout le monde fait des films.
Tout le monde peint. Et les néophytes sont encensés d’une façon démesurée par les copains et les coquins. En effet, le vrai problème, aussi, dans la prolifération de cette médiocrité artistique et culturelle, c’est qu’il n’existe aucune échelle des valeurs et ça donne une cacophonie et une confusion lamentables.
Il n’existe pas, non plus, une vraie critique professionnelle, compétente et honnête, car la corruption et le copinage ont envahi l’espace culturel d’une façon irrémédiable, à l’exception de quelques personnes qui sont la fierté de la critique algérienne, mais ils sont très (trop) peu nombreux et dépassés par une cohorte de «criticaillons» malfaisants, qui crient au génie dès que l’un des leurs édite un livre ou réalise un film ou expose un tableau. Pour toutes ces raisons, je suis pessimiste, car la situation de la culture n’est qu’une conséquence de la dérive générale que vit notre pays.
– Par où commencer alors si l’on veut redresser le secteur et assurer son autonomie ?
Pour redresser le secteur, il faut, comme je l’ai déjà dit, créer des structures intègres et compétentes à partir d’un seul et unique critère : la qualité intrinsèque et indiscutable de l’artiste qui vit de son art et qui jouit d’une reconnaissance tant nationale qu’internationale. Cesser absolument l’auto-proclamation et l’auto- encensement. En un mot, faire fonctionner la culture selon une échelle de valeur universelle.
Nouri Nesrouche
El watan du 16/02/2017