Cet article est paru dans la revue 24 images n°210 ou il est question d’un cinéma à Jénine qui fut célèbre, qui a disparu, qui a réapparu grâce à un cinéaste allemand et au groupe Pink Floyd, et qui a à nouveau disparu. Il est question aussi de ruines dans un musée de Lyon et d’une œuvre de l’artiste Palestinien Taysir Batniji.
Nos yeux sont saturés de ruines. Images amarrées à la mort. L’amour du cinéma : chercher dans les décombres l’ombre de ses promesses. Accueillir la bruine qui annonce parfois notre arc-en-ciel intérieur. C’est cette lueur inespérée que ce texte veut capter entre ruines et bruine.
Si vous allez à Jénine (Cisjordanie), peut-être descendrez-vous dans le prestigieux Cinéma Hôtel. Il se situe à proximité du Rond-Point Cinéma, adjacent de la Tour Cinéma, juste à côté de la Boulangerie Cinéma qui d’ailleurs n’est pas très éloignée du Café Cinéma. Un paradis pour cinéphiles. Sauf qu’il n’y a plus de cinéma.
Le Cinéma Jenin a existé. Il fut inauguré en 1957. C’était un endroit mythique, l’épicentre d’un bouillonnement de culture qui accueillait un public de toute la Palestine dans sa salle de quatre cents places. Trente ans plus tard débutait la première intifada (guerre des pierres) qui durera jusqu’à la signature des accords d’Oslo en septembre 1993. Le cinéma n’a pas résisté. Il est tombé en ruine à la suite d’un incendie.
J’ai en mémoire un cinéma d’enfance, remarquable par son allure de paquebot: l’Ornano 43. Un des plus anciens de Paris. J’y suis allé une première fois dans le ventre de ma mère. Elle ne se souvient plus du film. J’ai cherché les titres sortis cette année-là. Fiction des ruines de la mémoire. J’ai opté pour Les quatre cents coups de François Truffaut. Plus tard, j’y suis retourné avec mon père. J’ai vu («griller une toile», disait-il) Les huit invincibles du Kung fu (1971) de Lo Wei. Fermé en 1981, le cinéma a conservé sa façade avec son nom sculpté dans le béton, avant d’être totalement détruit en 2018 sous la pression des promoteurs immobiliers. Les travaux ont révélé une vieille affiche murale: « Permanent. Mercredi Samedi Dimanche et jours fériés ». J’ai photographié. Résistance aux ruines du septième art.
Cinema Jenin de Marcus Vetter (2011)
Si vous êtes allé récemment au Musée des beaux-arts de Lyon, vous avez pu visiter l’exposition Formes de la ruine (photos et peintures). « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines », écrivaient Chateaubriand. Il y a ceux qui les contemplent avec nostalgie (les romantiques) ou colère (les victimes), et ceux (les militaires) qui les fabriquent pour accélérer l’usure du temps.
Quand j’ai erré dans ce musée, parmi des représentations de ruine d’hier et d’aujourd’hui, réelles ou imaginaires, misérables ou splendides, je fus saisi d’un malaise. Depuis le déclenchement des guerres en Ukraine et en Palestine, les médias nous projettent dans un cinéma permanent où des images de ruines se succèdent jusqu’à saturation et écœurement. Banalisation du mal, dirait Hannah Arendt.
Deux oeuvre retiennent mon attention. Vue imaginaire de la grande galerie du Louvre en ruine (1796) de Hubert Robert. Une fiction. Parmi les décombres, la statue d’Apollon du Belvédère, intact, la persistance de l’art. Et puis, GH0809 (Gaza Houses 2008-2009) de Taysir Baniji. Une F(r)iction. Entre le 27 janvier 2008 et le 18 décembre 2009, l’armée israélienne a bombardé Gaza faisant mille trois cents victimes et cinq mille quatre cent cinquante blessés. Pilonnage des infrastructures et des maisons. Ne pouvant se rendre chez lui à cause du blocus, l’artiste a confié au journaliste Sami al-Ajrami le soin de photographier les habitations détruites. Avec certaines de ces images, il a conçu des « annonces immobilières » avec les indications de circonstance du type : « 250 mètres carrés. Au rez-de-chaussée, grand salon, cuisine, w.-c.»
GH0809 (Gaza Houses 2008-2009) de Taysir Baniji
Nous revoici donc en Palestine. En 2008, le cinéaste allemand Marcus Vetter a réalisé un documentaire intitulé le cœur de Jénine: « Ahmed avait 12 ans lorsqu’il s’est fait abattre dans une rue de Jénine. Il jouait à la guerre avec ses amis. L’armée israélienne lui a tiré dessus. Son pistolet en plastique ressemblait à s’y méprendre à une kalachnikov. Le petit Palestinien est mot quelques heures plus tard à l’hôpital de Haïfa. L’histoire est jusqu’ici tristement banale. Pourtant, l’affaire va prendre un autre tournant lorsque sont père (Ismaël Khatib) fera don de ses organes à plusieurs enfants israéliens de la régions. Ce documentaire suite le périple de ce père de famille pour rencontrer les familles des enfants transplantés. »
Ce film eut un grand succès international, mais impossible de le montrer à Jénine, faute de salle. Pourtant, il y a un désir de cinéma. Ismaël Khatib a ouvert un centre culturel dans lequel des jeunes produisent des courts métrages qui témoignent de leur existence. Ils se sont lassés, faute d’endroit où les montrer. Une seule solution: reconstruire le cinéma. Ce ne fut pas une mince affaire que de trouver des financements institutionnels ou privés. Heureusement, quelques notoriétés ont apporté leur contribution, comme l’actrice Bianca Jagger (ex-femme du chanteur des Rolling Stones) ou le guitariste de Pink Floyd Roger Waters qui finança tout le système son à hauteur de cent mille euros.
Le cinéaste Marcus Vetter décide de filmer tout le processus de la rénovation depuis le premier instant. Il y a par exemple cette scène magnifique avec Hussein, l’ancien projectionniste, qui va remettre en marche le projecteur 35 mm que l’on croyait hors d’usage. Récit: « Quand il est entré dans la pièce pour la première fois, c’était comme dans un flm. Un homme large, vieillissant, maladroit, à la voix rauque, grognant et marmonnant pour lui-même, traverse la vieille salle de projection comme Charlie Chaplin. Il porte un vieux clavier d’ordinateur sous le bras. Sans beaucoup de mots, il passe résolument devant la caméra et reprend son travail qu’il avait laissé là des décennies plus tôt. En quelques minutes, il n’a rien fait d’autre que de la magie. Ce qui
n’était depuis plus de 20 ans qu’une toilette publique pour pigeons s’est soudainement illuminé à nouveau. Toutes les personnes présentes étaient sans voix.»
C’est ainsi que le film Cinema Jenin (2012) va petit à petit se construire autour de diverses rencontres avec des personnes singulières, atypiques. On y perçoit aussi des tensions quant à la finalité du projet. Pour certains, il doit contribuer à la réconciliation des populations israéliennes et palestiniennes. Pour d’autres, toute collaboration avec l’État colonisateur, même autour d’une entreprise culturelle, ne serait qu’une mascarade pour cacher la réalité violente de l’occupation. Ce confit ne sera jamais totalement résolu. Le cinéma a ouvert ses portes en 2010, mais n’a pas pu tenir ses promesses. Dès 2014, il a subi de graves problèmes financiers. Les contributeurs ont jeté l’éponge. Le propriétaire l’a vendu à un promoteur qui projetait de le détruire pour le remplacer par un centre commercial. Ruine d’une utopie.
Trionfo della morte et mort sans triomphe avec danses macabres de Gianni Toti 2002
Je regarde la télévision, les images du désastre de Gaza. Ruine des corps. Ce n’est pas du cinéma. Ma pensée divague. Je me souviens d’une émotion intense quand je découvris la fresque murale de six mètres sur six Le triomphe de la mort (auteur inconnu du 15e siècle) dans le Palazzo Abatellis de Palerme (en arabe port ouvert). Un squelette chevauchant un canasson décharné massacre tous les corps suppliants qui l’entourent. Mon regard est soudain arrêté par un personnage en bordure, un pinceau à la main. Il n’assiste pas à la scène macabre. Il nous regarde. Il me regarde. C’est le peintre. Un preneur d’images. Il me dit qu’à tout moment il peut me croquer. La mort me guette. Un coup de pinceau et me voici dans l’image. Entrez dans la
danse macabre !
Ce tableau ne m’est pas totalement inconnu. Il existe une autre version au Campo Santo de Pise attribué à Buonamico Bufalmacco (14e siècle). Le grand maître italien de la poésie électronique Gianni Toti s’en est servi en 2002 pour réaliser sa dernière vidéo avant de mourir (prémonition) cinq ans plus tard: Trionfo della morte et mort sans triomphe avec danses macabres. Nous retrouvons notre squelette en 3D extrait de la fresque dans la position du Penseur de Rodin. Il est « dans l’au-deçà (pas dans l’au-delà) de la vie», précise Toti. Mort de la pensée. Notre poète est joueur. Il va se jouer de ce diable d’homme qui a su s’incarner dans tant de personnalités politiques grotesques dont la liste au fl des ans ne cessera de croître (Berlusconi, Trump, Milei…). Le penseur macabre danse sur des partitions. C’est lui qui détient la clé, donne le tempo, impose les silences, provoque les soupirs… Si cette parodie chorégraphique ne débouchera pas sur le triomphe de la vie («la vraie vie est absente», disait Rimbaud), elle s’achèvera néanmoins par une mise à feu (de joie) de ce ridicule squelette. Ruine des ossuaires.
Jénine, hiver 2023. L’armée d’occupation a saccagé le Freedom Theatre situé en plein cœur du camp de réfugiés. Remake. Un raid qui a coûté la vie à onze personnes et a mené à de nombreuses arrestations. Le théâtre a été ciblé car « c’est un lieu de résistance par l’art », dit la responsable de la programmation jeunesse Ranin Odeh. Sur la façade, deux masques : un qui rit, un qui pleure. Ruine du droit d’être un humain. Simplement. Le cinéma et le théâtre furent inventés pour apprendre par corps les mots paix et justice. En arabe, le mot littérature et éthique est le même : adab.
Marc Mercier