L’œuvre d’art, bien qu’elle soit investie de significations sociales, politiques et culturelles profondes, reste également une marchandise dans un marché globalisé. Ce n’est pas une réalité spécifique à l’Algérie ou à l’Occident, mais une caractéristique intrinsèque du monde contemporain. L’idée que l’art ne devrait pas être soumis aux lois du marché ou considéré comme une marchandise est idéalisée et déconnectée de la réalité économique qui affecte tous les secteurs créatifs. Le marché de l’art ne diminue en rien la valeur spirituelle, identitaire ou historique des œuvres.
En fait, dans de nombreux pays, des artistes ayant des parcours de résistance ou ancrés dans une forte identité culturelle, tel que Frida Kahlo au Mexique qui a vu son œuvre atteindre une valeur financière importante tout en conservant son message social et politique. Le marché de l’art, bien que mercantile, permet également aux artistes de vivre de leur travail et de poursuivre leur création.
Benanteur Abdallah
Estimation : 9 000 – 12 000 €
Oeuvre : Reflets d’Alger
Technique : Huile sur carton
Résultat des ventes : 11 475 €
Signée et datée : signée et datée en bas à droite, titrée au dos, 1958
Format : 78 x 62 cm – 30 3/4 x 24 1/2 in.
Provenance :
Lien : http://www.aguttes.com/html/fiche.jsp?id=5350642
(Les résultats sont indiqués frais acheteurs inclus)
Le marché de l’art DZ
Il existe certes un marché de l’art en Algérie, mais principalement dans l’informel, souvent en catimini lors d’expositions en galeries d’art ou chez des antiquaires, souvent par l’intermédiaire de courtiers. Ce marché, bien que discret et non déclaré, permet aux artistes, collectionneurs et familles d’artistes disparus de tirer un revenu. Qu’est-ce qui empêche ce marché informel de se dévoiler, d’afficher les prix des œuvres vendues, parfois à des montants très intéressants ? Les cotes de Hakkar, d’Issiakhem, de Baya et d’autres sont connues, parfois estimées, parfois exagérées, mais souvent justes. Récemment, un Belbahar s’est vendu à plus de 1,4 million de dinars (7 000 euros). Une enquête nous a permis de recueillir les fourchettes de prix auxquelles se vendent, se revendent et s’achètent certaines œuvres d’artistes algériens.
Dans le secteur formel, l’exception algérienne se manifeste sur le terrain : entre discours, allégories et idéaux, on observe une absence de pratique professionnelle structurée. Tout se produit donc dans l’anonymat. Pourquoi ? Ce que les acteurs de cet environnement semblent ignorer, c’est que l’art algérien s’en trouve réduit.
L’artiste algérien, comme tout autre artiste dans le monde, mérite une plateforme pour valoriser ses œuvres, y compris par la voie commerciale. La galerie de vente de l’AARC (www.lawhati.dz) , lancée avec fanfare le mardi 20 avril 2021, avec le slogan “un outil au service de l’art” : ne semble pas apporter cette valeur ajoutée ; aucune statistique n’est publiée à ce sujet. L’autre plate forme, initiative du secteur privée, (www.elwani.com), lancé en 2019 par Yasmine BRAHAMI et Arezki INGRACHEN, avec comme ambition d’ “Ouvrir largement les portes de l’art en Algérie” lit-on sur le site internet, ne semble pas aussi apporter cette valeur ajoutée tant espérée dans le milieu. En réalité, tout un écosystème commercial, économique et juridique fait défaut au marché de l’art local qu’il soit sur le net ou sur le terrain.
Mahieddine BAYA (Algérie / 1931-1998)
Estimation : 8 000 – 10 000 €
Oeuvre : Danseuses et paons
Technique : Gouache et aquarelle sur papier
Résultat des ventes : 33 150 €
Signée et datée : en bas au milieu
Format : 78 x 119 cm à vue – 30 3/4 x 47 in.
Provenance : Provenance Acquis directement auprès de l’artiste, Collection privée
Lien : www.aguttes.com
Le marché de l’art une prolongation du colonialisme économique ?
Affirmer que le marché de l’art serait forcément une prolongation du colonialisme économique est aussi réducteur. Une œuvre d’art est une marchandise, après tout. Il s’agit plutôt de percevoir le marché comme un levier pour diffuser et valoriser la création algérienne, qu’elle s’inscrive dans des traditions de résistance ou dans la quête identitaire post-coloniale.
Plutôt que de rejeter en bloc le marché de l’art tel qu’il se pratique ailleurs, même en Chine communiste, il serait judicieux de proposer un modèle algérien concret et pertinent. Rien n’a empêché, par exemple, l’œuvre de Baya d’atteindre des cotes intéressantes sur l’autre rive. Il serait également pertinent d’envisager des mécanismes qui respectent l’histoire et la spécificité de l’art algérien, sans empiéter sur la liberté d’expression artistique. Les commandes de l’État ne sauraient se substituer à cette liberté de création. À ce titre, les créations médiocres ornant certains ronds-points et espaces publics révèlent souvent une orientation idéologique, imposée de l’administrateur à l’exécutant (l’artiste) – une pratique à bannir du lexique de l’administration.
Un des défis majeurs pour l’art en Algérie est le manque d’infrastructures et de soutiens solides : galeries, musées, foires d’art, maisons de vente et revues spécialisés, indispensables pour soutenir et promouvoir les artistes. Le renforcement de ces infrastructures stimulerait à la fois la création et l’intérêt pour les œuvres algériennes.
Le modèle actuel du marché de l’art en Algérie, dans ses dimensions informelles et formelles, n’offre aucune perspective tangible aux artistes locaux ni même aux artistes internationaux souhaitant vendre leurs œuvres en Algérie. Ce modèle, centré exclusivement sur le contrôle des acquisitions par les autorités et souvent peu transparent, utilise fréquemment les événements commémoratifs comme prétexte pour enrichir les collections publiques, comme lors du 50ᵉ anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Si les collections ne s’enrichissent pas véritablement, certains initiateurs en tirent néanmoins un bénéfice personnel. Ah, les affaires.
Composition, “Bas de femmes”, Amine-Khodja Sadek, T.M. sur toile, 100 x 90cm
Le Musée d’Art Moderne d’Alger (MAMA)
L’exemple du MAMA est édifiant à ce sujet. Dans son ouvrage consécré aux collections édité en 2014, après 7 années d’existete, on y mesure qu’entre les dons de collectionneurs, les dons d’artistes, les dépots, les achats effécuté par la commission d’Alger capitale de la culture arabe et celle 50ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, il n’ya pratiquement pas d’achat direct effectué par le ministère de la culture.
Bien des artistes ont exposés au MAMA mais ils ne figurent pas sur la liste de la collection édité en 2014, titré ” Genèse d’une collection” telque Mahjoub BENBELA, Chafik GASMI, Mustapha NEDJAI, Djamel TATAH, aucune oeuvre de MESLI ne figure dans cette collection malgrés son exposition “Mesli l’africain” en 2009. Ainsi qu’une oeuvre marquant le passage d’Olivier Debré, l’artiste français présenté comme incontournable. Si MOKRANI Abdelwahab, l’enfant prodigque de la peinture algérienne figure sur la collection du musée c’est grace au DON d’INAL, tristemment aucune institutions publics ne lui consacra d’expositon digne et une monographie de ces oeuvres. L’oeuvre de KHADDA Mohamed aussi ne figure pas aussi malgrés l’exposition initié à l’occasion du 20ème anniversaire de sa disparition. Que dire des designers, des artistes femmes arabe, des oeuvres de photographe ayant participé au FESPA, ceux du FIAC…. Toutes ces oeuvres n’offraient-elles une valeur pour un achat ? La réponse de l’administrateur est souvent la même : « Il n’y a pas d’argent »
Parmi les artistes qui mériteraient de figurer dans la collection du MAMA : Amine-Khodja Sadek se distingue avec sa série intitulée Les Bas de femmes, une exploration profonde de la condition humaine et de la matérialité du corps. Son œuvre met en lumière l’importance des qualités attribuées aux objets et leur signification, à l’instar d’une réflexion philosophique. Cette série audacieuse renouvelle la vision artistique et perpétue l’esprit d’indépendance face aux conquêtes des avant-gardes.
Arezki Larbi, Acrylique sur toile, 2,40 m x 12 m, 2011
L’œuvre philosophique d’Arezki Larbi, exposée en 2011 au MAMA dans le cadre de l’exposition A6. Possibilité de chemin, préfigure sa chronique urbaine, racontant les parcours de vie de chacun. Avec une grande sagacité, l’artiste rassemble autour de ses toiles, gravures, photographies, et pictogrammes, une sorte de testament : un ensemble solidaire qui, en s’imbriquant, donne une profondeur esthétique aux états d’âme et aux possibles chemins de la vie. L’être humain est toujours au centre de ses interrogations. Arezki guide et livre son œuvre tout en la décodant, affirmant : « Vous ne revenez pas, vous arrivez à ce que vous êtes. »
Mustapha Nedjaï, avec son œuvre monumentale d’assemblage de conteneurs, manque lui aussi à la collection du MAMA. Cette création puissante nous confronte à des silhouettes tordues et déformées, marquées par le tragique, le comique et les désillusions. Nedjaï y explore la fuite des capitaux, symbolisée par le conteneur, emblème d’un enrichissement personnel et d’une pratique frauduleuse anti-nationale, consistant à tout importer sans rien produire. Cette réalité contraste vivement avec la détresse de la jeunesse privée d’emplois dignes et d’opportunités, et qui, face aux inégalités et à l’absence de droits, cherche souvent à fuir. Tel un habitat, l’installation déconstruit les valeurs humaines liées à la sédentarisation : « Là où la déshumanisation guette, l’artiste est celui qui ouvre une brèche et permet d’espérer, contre vents et marées, contre vents dominants et marée noire. Il est celui qui, à partir de torsions et de ses rejetons — contorsions, distorsions, extorsions, rétorsions — fait œuvre de vie. » (Danièle Epstein, catalogue A6)
Malheureusement, Oulhaci est également absent de la liste des œuvres figurant dans Genèse d’une collection. Pourquoi ?
Genèse d’une collection
L’ouvrage Genèse d’une collection édité en 2014 présente les 272 oeuvres formant la collection du MAMA qui ont été acquises comme suit :
– Dons de collectionneurs : 79 oeuvres – 29% de la collection
– Dons d’artistes : 31 oeuvres – 11% de la collection
– Mises en Dépot : 91 oeuvres – 33% de la collection
– Achats : 71 oeuvres – 26% de la collection
Achats Alger Capitale de la culture arabe 2007 : 06 oeuvres
Achats 50ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie : 30 oeuvres
Achats (*) : 35 oeuvres
(*) pour ces achats, le catalogue ne précise pas si c’est diretement du ministère de la culure ou autres.
La mort programmée du MAMA ?
La publication de Genèse d’une collection a marqué la fin d’une période d’activité intense au MAMA. Depuis 2014, malgré les efforts initiaux, le musée a glissé dans une morosité visuelle et une baisse qualitative des événements proposés, jusqu’à sa fermeture pour travaux de restauration en 2022, sans date de réouverture. Ne serait-il pas judicieux d’avoir construit un musée d’art contemporain et de laisser cette relique du colonialisme pour d’autres usages ? Un véritable gâchis.
Les autres musées ne sont pas épargnés par cette politique culturelle de disette, dépendante de dons et d’espoirs aléatoires. Ce misérabilisme culturel du secteur public doit cesser.
“Conteneurs” : L’oeuvre monumentale de Nedjaï Mustapha exposé au MAMA en 2011.
Témoignage de Zmirli
Pourquoi refuser de soumettre l’art algérien aux logiques mercantiles ? Vivre de son art serait-il une quête impossible ?
Zmirli Mohamed, trésorier de l’UNAP pendant deux mandats aux côtés de Mustapha Adane de 1967 à 1971, est un véritable scribe et témoin de son époque, une figure marquante de son temps, porté par de grandes valeurs. Dans l’ouvrage que lui consacre le Musée des Beaux-Arts d’Alger, Ech Homo, il affirme :
« Dans le compte rendu de l’Union, lu par Adane lors du colloque, il était clair que sans une subvention assez importante, l’UNAP et les peintres disparaîtraient. Le lendemain de cette intervention, c’est encore le ministre Benyahia qui vint au secours de l’UNAP avec une aide de soixante mille dinars. Quant à Kaid Ahmed, qui nous reçut à la fin du colloque et auprès duquel je plaidais la cause de l’Union pour obtenir de l’aide, la réponse suivante m’a été donnée : “Les peintres n’ont pas besoin d’argent.” Et comme j’insistais en expliquant tous les frais auxquels nous devions faire face, il ajouta : “Bon, on vous donnera tout juste pour ne pas vous embourgeoiser… » (page 74).
Cette réflexion et l’attitude de Kaid Ahmed sévissent encore aujourd’hui, malheureusement, au sein de l’État, qui ne voit dans l’artiste qu’une marionnette. Kaid Ahmed fut, de 1963 à 1964, ministre du Tourisme, puis, de 1965 à 1968, ministre des Finances et du Plan. Enfin, de 1967 à 1974, il fut responsable de l’appareil du Parti FLN (source : Wikipédia).
Triplé maghrébin, Lazhar Hakkar, T.mixte sur toile, 2,00 m x 2,00 m, 1999
Le triplés maghébin est une oeuvre de Lazhar Hakkar qui figure sur le catalogue genèse d’une collection du Musée d’Art Moderne d’Alger, le MAMA. Cette oeuvre a été acheté par la commission du 50ème anniversaire de l’independance de l’Algérie, le CAIA, et offerte au MAMA. Pourquoi n’affiche-t-on pas le prix d’achat de cette oeuvre et des autres aussi ? Tout marché qui se respecte passe aussi par la mise en avant des prix de la marchandise ? Non ? (Lire : www.founoune.com/triples-maghrebin/)
Quelle est la solution ?
La tutelle est un appendice du pouvoir en exercice ; rien ne viendra de cette institution, préoccupée avant tout par la réalisation de l’agenda politique de l’autorité.
Qui est donc en mesure de poser les jalons d’une véritable révolution pour dynamiser le marché de l’art algérien, bien plus actif dans l’informel et très timide, pour ne pas dire inexistant, au niveau officiel ?
Comment relancer la plateforme nécessaire à un marché de l’art au niveau national constitué de galeries d’art, de maisons de vente, de foires, de revues, de courtiers, de commissaires-priseurs, d’experts, de conseillers, d’antiquaires… et l’élever à une échelle économique et commerciale rentable ?
À cet effet, il est important de savoir que les principales législations en faveur des arts visuels en Algérie sont insuffisantes pour insuffler cette dynamique rentable à l’économie nationale et attirer les investissements dans cette catégorie. Ainsi, le décret présidentiel n° 23-376 du 22 octobre 2023, portant statut de l’artiste et visant à « fixer les droits et obligations de l’artiste », ainsi que le décret exécutif n° 11-129 du 22 mars 2011 relatif à la déduction des dépenses de sponsoring, de patronage et de parrainage des activités culturelles de l’impôt sur le revenu global ou de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, semblent insuffisants pour apporter cette transformation majeure dans le développement et la valorisation des arts visuels.
Par quel miracle peut-on associer les arts visuels à l’économie, en leur conférant une place légitime dans le développement socioculturel, tout en stimulant une dynamique créative et commerciale, notamment au niveau local (communes) et national (wilayas), afin de générer des emplois dans ce secteur ?
À suivre.
Tarik Ouamer-Ali