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Le Sang des Ombres !

En triant les archives de Founoune, j’ai retrouvé le catalogue de l’exposition “Le Sang des Ombres”, du trio Salah Hioun, Arezki Larbi et Kamal Yahiaoui, qui s’est tenue à la galerie d’Art Étincelle en 2007. Le titre est très énigmatique, d’autant plus qu’aucune préface ne figure sur le catalogue, sachant que les trois artistes exposants nous ont quittés depuis. Hioun est décédé le 7 novembre 2017, Yahiaoui le 31 juillet 2023 et Larbi le 20 janvier 2024.

Le choix du titre “Le Sang des Ombres” pour cette exposition conjointe de trois artistes décédés, sans texte explicatif, pourrait être interprété de plusieurs manières. Le “sang” pourrait représenter leur passion, leur créativité artistique, la mémoire collective, la vie, la mortalité, les souvenirs, les histoires et les expériences partagées, tandis que les “ombres” pourraient symboliser les œuvres qu’ils ont créées et qui continuent à exister après leur mort, comme des ombres immatérielles. La signification du titre “Le Sang des Ombres” reste ouverte à l’interprétation et peut varier en fonction du regard de chaque spectateur et de son expérience personnelle. Pour rappel, la commissaire de cette exposition était Mme Mezidi Nadya, la conception du catalogue a été assurée par Rafik Zaidi, tandis que les photographies ont été réalisées par Rachid Nacib et Rafik Zaidi. La réalisation a été confiée à Jazz Éditions.

Plusieurs années sont passées, et cette impression que le “sang des ombres” concerne aussi la galerie Étincelle, qui se situait à Dely Ibrahim, à la Résidence El Bouroudhj, juste à droite en montant de la trémie d’Ain Allah. La galerie Étincelle avait réussi en si peu de temps à forcer le respect et à s’installer comme partenaire des arts visuels après plusieurs expositions de qualité, dont celle de Saci Mohand Arab, avant de disparaître, comme tant d’autres espaces d’expression privée, ces 20 dernières années. Il reste très peu d’espace dédié à l’art visible, et très peu de galeries des entreprises publiques, telles que celle de la Sonatrach, a existé le temps de deux ou trois expositions. Ainsi, aucun espace dédié à l’art n’est actif concernant les banques, les assurances ou les institutions financières en général. On s’interroge : si une banque n’investit pas dans l’art, qui le fera ?

Le coup d’épée dans l’eau des opérateurs financiers

Les fameuses rencontres de la ministre de la culture Soraya Mouloudji avec les opérateurs financiers n’est autre qu’un coup d’épée dans l’eau où seul le cinéma semble bénéficier de plus d’intérêt et de perspectives. Les arts visuels et les autres sont largués. Les rencontres se succèdent pour le soutien au cinéma, et la dernière en date, organisée le 13 février 2024 à Alger, sur les mécanismes d’investissement dans le domaine du cinéma, avec la participation de l’Agence algérienne de promotion de l’investissement (AAPI) en vue de faire connaître, parmi les professionnels du cinéma, l’accompagnement et le soutien que l’Agence offrirait aux investisseurs privés, en est la preuve. ” Le ministère de l’Intérieur a demandé aux walis (gouverneurs) de consacrer des assiettes foncières à l’industrie cinématographique. Plus de 100 terrains de plus de 4 500 hectares répartis sur une trentaine de wilayas seront consacrés aux tournages et à la production de films”, lit-on sur Arab News du 29 juin 2023.

Lors de son allocution, le 10 novembre 2022, à l’Assemblée populaire nationale (APN) consacrée aux questions orales, la ministre de la culture Soraya Mouloudji a affirmé que la préservation du patrimoine culturel matériel et immatériel « revêt une importance capitale, d’où l’impératif de prendre des mesures pratiques en vue de sa préservation ». Les galeries d’art privées ne sont-elles pas aussi un patrimoine culturel matériel à préserver et à protéger par l’accompagnement, la formation et le soutien ? Pourquoi le secteur de l’industrie cinématographique exige-t-il une loi et non pas le secteur des arts visuels ?

Le devenir de l’ex-galerie Esma, fermée depuis plus de 10 ans, un espace désigné par décret comme galerie d’art à son ouverture en 1986, ne semble pas inquiéter la tutelle, alors que l’espace se situe dans l’enceinte de l’office de Riad El Feth (OREF). En la désignant par décret en 1986, est une preuve de l’importance de la préservation de ce patrimoine. Ce décret a probablement sauvé l’espace de l’ex-galerie Esma du détournement de son activité commerciale. Il y a 40 ans, on avançait bien vers l’avant. Pourquoi cette galerie reste-t-elle fermée ? A-t-elle un propriétaire ? Pourquoi l’Oref et le ministère de la culture n’établissent-ils pas une mise en demeure d’ouverture ? Ne désignent-ils pas un nouveau propriétaire ? À qui donc appartient l’ex-galerie Esma ? A-t-elle un nouveau propriétaire ? Quelle était l’activité commerciale que comptait faire le nouveau propriétaire ?

En vérité, bien que les artistes aient réussi à s’implanter dans les institutions grâce à l’aide à la création et à l’instauration du statut de l’artiste, les galeries d’art, véritables poumons de la corporation, sont en difficulté, confrontées aux fluctuations de l’informel et à l’absence d’indicateurs financiers liés à l’œuvre d’art qui n’arrivent pas à intéresser les nouveaux collectionneurs, et donc à fidéliser les anciens.

La Bérézina des arts visuels

La Bérézina ou débâcle des arts visuels en Algérie est sans appel à l’échelle nationale. Ainsi, lorsque l’on établit un bilan sur les galeries d’art privées actives ou celles qui ont fermé, c’est l’effarement, sans évoquer les salles de ventes qui n’existent pas, ou du moins il n’y a jamais eu de ventes aux enchères en Algérie.

Au moment où j’écris ces quelques lignes, inspirées par le titre de l’exposition du trio disparu, on note ici et là à Alger quelques rares expositions éphémères. Les quelques galeries encore actives sont certainement sujettes à des interrogations sur leur avenir. On peut compter sur les doigts de la main les galeries en activité sur le territoire national ; les instituts étrangers dominent les manifestations avec les espaces privés affiliés.

Si les traditions sont nécessaires dans tout domaine d’activité, celle de galerie d’art est touchée de plein fouet par la valse des fermetures et des nouveaux venus sans expérience. Les nouvelles galeries, animées par de jeunes novices, sont prises en otage par des groupes d’artistes salariés du secteur public. Ces individus sans qualités ont réussi à imposer une échelle de valeur propre au secteur d’activité. Tout ce qui pourrait leur faire de l’ombre est automatiquement mis en veille. La cuisine visuelle a pris le dessus sur la créativité et les nouvelles figures artistiques.

À cette débâcle visuelle s’ajoutent l’opportunisme financier qui animent les opérateurs qui rôdent autour de la tutelle, en attente des montages financiers liés à l’activité politique, tels que par exemple les commémorations des 50 ans de l’indépendance ou les 60 ans du déclenchement de la révolution, ces périodes sont marquées par des achats tous azimuts d’œuvres d’art et des commandes publiques insipides.

Le Mama, le musée raté, boucle cette tragédie visuelle qui ne dit pas son nom. La vieille garde semble se satisfaire de cette situation, puisqu’aucun artiste n’émergera de cette comédie. Ainsi, pour l’administration, il semble qu’il n’y ait pas d’autres artistes que ceux que l’on voit en permanence et qui occupent les cimaises et les vernissages. À tel point que les seuls habitués qui fréquentent ces événements sont souvent les seules personnes présentent sur les lieux.

Rien ne semble améliorer cet état de fait, puisque ceux qui conseillent l’administrateur maintiennent le cap sur le déclin du secteur des arts visuels. Les gesticulations de l’AARC et autres n’y changeront rien. Il y a urgence dans la demeure.

Salah Hioun, Arezki Larbi et Kamal Yahiaoui

J’ai connu Salah Hioun au tout début des années 2000. Notre amitié a traversé plus de deux décennies jusqu’à sa disparition, avec Arezki Larbi et Hakkar Lazhar. Nos rencontres, parfois autour de projets en devenir, se répétaient souvent et fraîchement. Une période très animée artistiquement par des initiatives à l’image de celle de la galerie Top Action et sa gérante, Mme Leila Oussalah-Brihmat, marquée notamment par des expositions remarquables accompagnant les rencontres internationales en plusieurs éditions. Je me souviens.

Quant à Kamal Yahiaoui, ce fut lors de son installation à Dar Abdeltif en 2015 et sa longue cimaise interrompue par une longue toile animée par des ombres au centre s’exposer un lit. Je garde de lui l’image d’un homme passionné, sensible et volontaire à toute forme de création.

Les ombres des créateurs attendent que l’administrateur se libère des entraves qui éloignent l’art visuel de sa véritable essence, où l’authenticité et le travail primordial transcendent le populisme, le copinage et la superficialité.

Tarik Ouamer-Ali

 


Couverture du catalogue de l’exposition “Le Sang des Ombres”, du trio Salah Hioun, Arezki Larbi et Kamal Yahiaoui.