Le mercredi 06 décembre 2017, jour de sa première visite officielle en Algérie (celle du 15 février 2017 se déroulait avant la campagne présidentielle), Emmanuel Macron fut interpellé sur le fait colonial par un jeune Algérois auquel il rétorqua « Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ! » : deux années et demie plus tard, le leadeur des marcheurs stipule au sein d’une lettre de mission adressée à Benjamin Stora que « les questions mémorielles sont au cœur de la vie des nations» et charge l’historien pied-noir de lui remettre des recommandations sur le cas algérien.
Pourquoi ce revirement, ce changement de cap ?, dans quel but ou intérêt ? Qui finalement embrouille qui ?
Depuis 58 ans, le sujet sulfureux de la colonisation taraude régulièrement des rapports franco-algériens en dents de scie et pour apaiser les esprits chauffés à blanc, l’actuel locataire de l’Élysée a, en extrême instance, décidé d’effectuer une halte à la case mémoire, d’y dénicher quelques indices répréhensibles ou rédempteurs, cela au risque de conforter l’esprit revanchard de certains pourfendeurs algériens qui, comparant les enfumades du Dahra (procédé expérimenté le 18 juin 1845 par le corps expéditionnaire intrus) aux chambres à gaz des nazies, n’hésitent pas à parler de génocide ou de crime contre l’humanité. C’est d’ailleurs cette dernière qualification que Macron retiendra en février 2017 avec sans doute déjà l’intention de se délester du poids d’un passé répressif encombrant le chemin d’une saine réconciliation que viennent aussi contrarier les nostalgiques de l’Algérie française. La portée prospective du propos présidentiel ouvrant une brèche au cœur du mutisme historique, suivra la condamnation de l’assassinat de Maurice Audin et, à travers elle, la mise en cause de l’État français. İl faudra assurément des gestes plus significatifs pour annihiler les aigreurs d’une “famille révolutionnaire” surfant aujourd’hui sur la vague révisionniste drainée par le courant hirakiste.
Si les déambulations rétrospectives du “Vendredire” convoqueront les portraits oubliés de Héros de la Guerre d’indépendance, permettront à quelques réhabilitateurs de sortir des tiroirs des icônes jusque-là volontairement placardisées, les dévots de l’ “algérité pure” s’ingénient depuis à récupérer leur dynamique aperceptive. Les rentiers de la morale mémorielle, ou encartés du “Devoir de mémoire”, renouent ainsi eux-mêmes avec les supers moudjahidine, réactivent souvenirs récursifs et rédemptions symboliques, comblent à leur manière les “manques à être” du récit patriotique dans l’optique de maintenir à flot et sous surveillance les arrières portes de la repentance. Celle-ci rythme la peur panique de gardiens du temple qui, jugulant les frontières cognitives, et autres séquences magnétoscopes, plaident en faveur d’une lecture spécifiquement interne des sources événementielles. De là, la désignation du côté algérien d’Abdelmadjid Chikhi, l’inamovible apparatchik resté fidèle à une hagiographie officielle surfant sur la fibre martyrologique.
Maintenir coute que coute l’aspect sacrificiel du travail dit de vérité, c’est la tâche primordiale dévolue à l’intraitable directeur des archives exhortant, juste après son intronisation du 29 avril 2020, les autorités françaises à restituer celles enfermées à l’intérieur de centaines de cartons transférés après mars 1962 dans des avions-cargos. Parmi les tonnes de manuscrits plus ou moins anciens et dispersés en divers endroits, seuls les documents protégés du sceaux “secret défense” ou en état de décomposition avancée bénéficieront d’une conservation microfilmée ou scannée cependant encore soustraite aux chercheurs.
Le conseiller à la présidence fustigera ceux contestant le nombre d’un million et demi de martyrs alors qu’ils « dépassent les 5 millions », les soupçonnera d’épouser, de l’autre côté de la Méditerranée, le point de vue du colonisateur, d’ignorer les expertises du sociologue féru de sciences du droit islamique (fiqh), Cheikh Abderrahmane el Djilali, et du membre de l’association des oulémas musulmans algérien, Mebarek el Mili. La référence tactique à l’essentialisme religieux l’autorisant à revêtir les habits du chantre de la souveraineté nationale, le dévoué émissaire de la contrition reprochera à Paris « de livrer une lutte acharnée contre les composantes de l’identité nationale ». Aussi, insistera-t-il constamment sur « Le sort des restes mortuaires », dénoncera à ce titre « les tentatives répétitives menées par des parties françaises » s’évertuant à cacher « la cruauté subie par les Algériens lors de l’occupation », à nier qu’ils « n’ont jamais cessé de lutter contre la colonisation française depuis le débarquement de 1830 ».
Le sherpa d’El-Mouradia rapportera six mois plus tard (soir le 30 octobre) le récit du bateau La Bonne Joséphine impliqué en mars 1833 dans le déchargement d’ossements d’Algériens au port de Marseille, mettra en cause la haute administration bien que le ministère français de la Guerre ordonna à l’époque une enquête le dédouanant de tout “mouillage” dans ledit commerce illicite, répliquera Hosni Kitouni en affichant sur sa page Facebook le post Mensonge historique et victimisation.
Voilà, soulignera-t-il en substance, « comment le chargé de la Mémoire écrit l’histoire : à coups d’informations douteuses (…) à propos de faits pourtant connus ». On observe déjà mieux le manque de fiabilité d’un pilier institutionnel assurant également que les cubitus, fémurs ou crânes de classe adulte déterrés appartenaient aux victimes des massacres.
Son contradicteur s’en tiendra quant à lui à une lecture plus objective des faits et livrera donc une falsification avancée « pour de mauvaises causes.», pour vraisemblablement peser encore davantage sur la balance mémorielle au moment même où il s’agit de relater les douloureux souvenirs de villages brûlés au napalm, de décrypter la vaste séquence coloniale de manière émotive et à coup de culpabilisations. La manipulation locale ressort des galonnés du sérail en réalité peu enclins à l’apaisement, à sceller « la réconciliation entre les peuples français et algérien » tant la perte du capital victimaire leur serait sans doute fatal. Aussi s’appliquent-ils à monopoliser les dates marquantes de la martyrologie ambiante, une préemption autorisant Abdelmadjid Tebboune à décréter le 08 mai 1945 “Journée nationale de la mémoire”. En thésaurisant sur le massacre de Sétif, le chef de l’État algérien renversait le sablier, coupait l’herbe sous les pieds de ceux appelant à faire le procès du régime en repartant de 1962, dite “Année 0”, contractait la temporalité aux vingt années du règne de Bouteflika, la calait sur l’horloge calendaire d’un Emmanuel Macron dont le chef de la diplomatie précisait déjà le dimanche 02 février 2020 qu’il faudrait que « nous ayons ensemble un travail de mémoire », que des deux côtés de la Méditerranée les spécialistes concernés prennent le soin d’établir « sur le sujet un moment de rappel historique et de vérification ». En posant ainsi la problématique mémorielle, Jean-Yves Le Drian dessinait la feuille de route de Tebboune, remettait sur pieds un homme sans réelle boussole et en quête de postures convaincantes puisque privé de légitimité historique et démocratique. İl stabilisera son assise présidentielle grâce, notamment, au transfert des restes mortuaires de 24 combattants algériens jusque-là conservés au Musée de l’Homme à Paris. En programmant leur retour le vendredi 03 juillet 2020, soit quarante-huit heures avant le 58ème anniversaire de l’İndépendance, la France synchronisait parallèlement l’orchestration mythique d’un corps militaire hiérarchique attaché à instrumentaliser les épisodes phares de la Guerre de Libération nationale, à manipuler les leviers de la reconnaissance, à faire de la mémoire un enjeu de pouvoir.
S’ingéniant à dévoyer le rembobinage des compteurs de l’Histoire, ce haut commandement bornait alors l’intellection ou entendement historique, minimisait l’argumentaire de ceux réclamant un État civil et non militaire (Dawla madania, machi askaria), la primauté d’un peuple souverain suffisamment mature pour enclencher un véritable changement.
Manifestement pas sur les mêmes longueurs d’ondes, généraux affairistes et élite conservatrice drapée dans le burnous de la foi intégrale usurperont la ferveur hirakiste en se faisant passer pour ses vrais représentants, utiliseront à bon escient le rapatriement de sépultures pour réincarner le legs révolutionnaire et lui accoler une sémantique politico-religieuse. L’invitation du président du Haut Conseil islamique (HCİ), Bouabdallah Ghlamallah, à la conférence dénommée “Restitution des crânes et restes mortuaires des martyrs de la Résistance populaire : symbolique et significations” démontrait que la consécration des principes et valeurs novembristes, ou la doctrine de fidélité aux sacrifices des pères et ancêtres, revêtait un caractère sacral.
Le sociologue Lahouari Addi aura beau stipuler (dans le webzine Lematindalgerie du 19/10/2020) que « Le régime algérien n’a plus de ressource idéologique », fomentée autour du slogan “Algérie-Nouvelle”, son OPA historico-mnémonique suffit amplement à remettre de l’eau dans le moulin des enfumages et autres imbroglios stratégico-populistes. Manœuvriers de la fourberie démagogique, les colonels des services de sécurité ou de la police politique réinitialiseront quant à eux la doctrine “novembria-badissia” (formule faite d’un zeste de nationalisme caporalisé et d’islamisme identitaire) et demanderont au coopté du 12 décembre 2019 de multiplier les actions symbolico-religieuses. Le locataire d’El Mouradia accomplira coup sur coup deux prières publiques et cathodiques: la première le 20 août 2020 à la “Grande Mosquée” d’Alger et la seconde le 22 à l’Académie militaire de Cherchell Houari Boumediène.
Après avoir déposé une gerbe de fleurs sur la stèle du dictateur, il récitera, debout face à sa photo, également la Fatiha. Les deux recueillements préparaient les esprits à la prochaine clôture mentale concoctée sur le récurrent paradigme de renouveau dans l’authenticité révolutionnaire et/ou culturelle, paradigme ne servant qu’à conforter le retour du Même sous les apparences ou artifices d’une pseudo “Algérie Nouvelle”. Mis en exergue via tous les médias propagandistes, le mot d’ordre ne rassurera que ceux disposés à y croire, opérera à partir de poncifs ou antiennes et couronnera, telle la cerise sur le gâteau, le cérémonial du 1er Novembre (64e anniversaire du déclenchement de la lutte armée).
Conjuguée à l’inauguration de la “Grande Mosquée” d’Alger et au référendum sur la révision de la Constitution (dite consensuelle), la charge emblématique de l’événement eu, à l’image de la grande messe du 05 Juillet, comme principal objectif de tuer le “Hirak” (mouvement populaire né le 16 février 2019 à Kherrata) et sa revendication phare “État civil et non militaire”, de prononcer concomitamment une néo-réconciliation nationale.
Au statu quo bouteflikien issu de la Concorde civile de juillet 1999 est venu dès lors se greffer celui plaçant les futurs manifestants dans cette pernicieuse équivoque. S’ils continuent à contester, cela voudra insidieusement dire qu’ils sont contre les idéaux émancipateurs des chouhada, des mécréants antinationalistes, suppôts de Hizb frança (Parti de la France) ou de la “Main étrangère”. Ces “infidèles” furent dans la foulée poussés à l’exil par un ministre de la Jeunesse et des Sports (Sid-Ali Khaledi) assertant que « Si la nouvelle Constitution ne sied pas à certaines personnes, qu’elles quittent ce pays ! ».
Disposé à soutenir le théâtral référendum, celui des Affaires religieuses brodera à cette occasion une prophétie quasi mystique signifiant l’incapacité des gouvernants à se débarrasser des tropismes plombant les expressions de la modernité politique, économique, culturelle et artistique. Engoncés au sein de schémas de pensée obsolètes, ordonnateurs et régulateurs de la nomenklatura renforcent aujourd’hui l’arsenal juridique de leurs vieux réflexes paranoïaques, mettent en prison journalistes, blogueurs, internautes, caricaturistes, syndicalistes et militants de la rupture puisque n’ayant à offrir comme mode d’anti-dépassement que les frauduleux motifs d’ “incitation à attroupement”, d’« outrage à corps constitué », «de participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour objet de nuire à la défense nationale », d’ “atteinte à “l’intégrité du territoire national” ou “à la personne du Président”.
Accaparant le concept de mémoire, Tebboune l’érigera « en priorité nationale, voir en un devoir sacré », mentionnera le quotidien L’Expression du 02 novembre 2020. İnaugurée la veille, la chaîne officielle “La Mémoire” aurait pour vocation de dissiper les tentatives d’occultation de ceux voulant « déformer notre révolution, notre résistance populaire, le Mouvement national et ses figures», renchérissait le Premier ministre, Abdelaziz Djerad. C’est finalement lui qui remplaça au pied levé un “Commandeur des Croyants” externalisé outre Rhin dès le 28 octobre à cause d’une piqûre de rappel de la Covid 19. Venu opportunément stoppé l’élan protestataire, le virus a, ironie du sort, tout autant arrêté net les perspectives d’un mal élu misant sur la révision constitutionnelle pour assurer la pérennité servile de sa mandature. Dotée du déficient taux de participation de 23,7%, la convocation électorale sonnera tellement creux au cœur des abysses de l’Histoire que, tentant de renverser le stigmate, Mohamed Charfi, le président de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANİE), déduisait le 02 novembre qu’avec 66,08 % de OUI parmi les votes exprimés « nous avons gagné une Constitution Hallal après avoir gagné un Président Hallal ». Encore une fois, la terminologie religieuse viendra compenser le manque flagrant d’analyse scientifique, maquiller l’échec cuisant d’un projet d’amendement censé servir de point d’orgue maximal à la prorogation du système rentier. La gifle des non-votants infligeait à l’hospitalisé de Bonn un tel camouflet que le pouvoir militaro-industriel concoctait probablement en sourdine le plan “B” de sa captation essensialo-mnémonique.
En l’aidant à asseoir l’illusion d’une “Nouvelle Algérie”, la France hypothèque l’élan émancipateur d’Algériennes et Algériens restreints au mutisme, subissant des incarcérations arbitraires prononcées à la hussarde. Censé faire, selon le général de corps d’armée Saïd Chanegriha, « entendre sa voix souveraine le 1er novembre », le peuple “barbaresque” lui a concocté une cinglante fin de non-recevoir, a annihilé sa conviction d’une participation en masse capable d’avorter « les desseins de tous ceux qui guettent la sécurité et la stabilité de notre chère Algérie ». Perpétuellement justifié par la menace que l’ennemi intérieur et extérieur ferait encore peser sur l’İndépendance, l’extra-nationalisme populo-chauvin se combine allégrement avec les conciliations pro-islamistes du haut commandement militaire.
Si Chikhi demeure sous la pression des décideurs, embarqué en solitaire, Benjamin Stora mène pour sa part tranquillement sa barque. Affirmant naviguer hors des eaux de l’exploitation politicienne, le natif de Constantine précisera à RFİ qu’il « n’est pas un représentant de l’État français », travaille avec des universitaires favorables à des investigations franches et fructueuses, à des « points d’accord sur la caractérisation du système colonial injuste, inégalitaire, arbitraire, violent». Disposé à aller de l’avant « sur la base de cet accord dans l’écriture historique pour pouvoir parler aux nouvelles générations », Stora avoue avoir immédiatement accepté la procuration conclue à l’Élysée le 24 juillet 2020 suite aux nombreuses discussions échangées avec le successeur de François Hollande.
Choisi en regard aux exposés précédemment rédigés sur les questions de mémoire, à l’engagement ponctuel d’une recherche assidue capable de « dresser un état des lieux du chemin accompli » dans l’Hexagone sur le sujet de la Guerre d’Algérie, l’ex-directeur du Musée de l’histoire de l’immigration pense que « La question coloniale, particulièrement algérienne, est aujourd’hui devenue centrale en France car elle pose les problématiques françaises, le racisme colonial, le rapport de la France à ses minorités, à la place de la religion ».
La nouvelle vague d’attentats (décapitation du professeur Samuel Paty en banlieue parisienne, l’assassinat de trois fidèles à la Basilique de Nice et l’agression d’un prêtre orthodoxe à Lyon) a émoussé un énième débat polarisé sur la singularité laïque d’un pays attaché à la liberté d’expression et se questionnant sur la place à accorder à des musulmans qui, exécrant l’idée même de blasphème, appréhendent les caricatures du Prophète Mahomet comme une offense directe à leur foi. Les appels au boycott des produits français, contraindra Emmanuel Macron à mieux expliquer sa position sur un islam fondamentaliste alimentant les rancœurs postcoloniales des dissidents de la République française.
Lors de la présentation du plan contre le “séparatisme, le chef d’État évoquait les traumatismes résiduels de la guerre d’Algérie, les séquelles impactant la « psyché collective », à fortiori celle de jeunes intellectuellement désaxés et chez lesquels le passé colonial se conjugue donc souvent aux discours vindicatifs des djihadistes.
En Algérie les hirakistes regardent dans le rétroviseur pour remettre les pendules à l’heure de l’été 1962 pendant qu’en France le comptage à rebours incite une population franco-maghrébine issue de l’immigration à assouvir un contentieux synonyme de revanche ethnico-éthique car « nous n’avons jamais déplié les choses nous-mêmes », concluait le 1er novembre, au JT de TF1, Jean Castex. Aux yeux du Premier ministre français, à force de « revisiter leur identité par un discours postcolonial et anticolonial », cette frange sociétale s’est coupée de la République, s’est repliée au sein de ses “territoires perdus” au lieu de faire corps avec la “Nation reconnaissante”. Stigmatisant les chefs de file “indigénistes” disant que « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, et je ne sais quoi encore », le factotum de Matignon préconise une « communauté nationale soudée, unie, (…) fière de nos racines, de notre identité, de notre République, de notre liberté ». La besogne dévolue à Benjamin Stora prend dès lors tout son sens : les portes rouillées de l’histoire l’oblige à huiler les clefs d’intelligibilité susceptibles de déverrouiller les identités communautarisées.
Persuadé que « La connaissance historique fondée sur des archives, sur des témoignages, sur la presse, sur le recoupement et la confrontation d’informations est le meilleur rempart à l’obscurantisme et aux stéréotypes », que ces preuves ciblées amélioreront « la connaissance de ce que fut le système colonial, sa réalité quotidienne et ses visées idéologiques », le mandaté cherche à promouvoir les interlocutions culturelles. Aller dans la direction des confluences participatives, c’est d’abord soulever le paillasson de poussières sur le palier des assignations mentales et planifier une pédagogie réconciliatrice sortant des sémantiques concurrentielles et obsessionnelles. Cela requiert en Algérie de rembobiner les pellicules de la mystification hagiographique et en France de reléguer aux oubliettes le vocabulaire sanctuarisant la consécration civilisationnelle de la colonie de peuplement, en somme de revenir au concept de patrimoine commun de façon à partager les données épistolaires ou livresques dites de “souveraineté” et rapatriées à l’İndépendance. Les Algériens ne bénéficiant que de celles dites de “gestion”, Chikhi campe sur contentieux.
Rétif à la notion d’écriture commune de l’Histoire, il estimait le 09 août 2020 que c’est à chacun de gérer les problèmes de mémoire, point que rejoindra finalement Benjamin Stora, lequel envisage désormais de privilégier le sujet des reliques et disparus, d’apporter un certain nombre d’éclaircissements utiles, de « mettre en place, peut-être, un comité de pilotage, sur des tâches très concrètes.». L’auteur du Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens supputait dès lors l’existence de convergences à même de résoudre les questions historiques les plus épineuses, ce que suggéra d’ailleurs un président de la République française semble-t-il prêt à prendre le taureau par les cornes, à aborder frontalement le “passé qui ne passe pas”.
Ce volte-face nous renvoie à la confrontation urbaine du 06 décembre 2017, jour où un jeune homme de 26 ans réclamait donc que « La France assume son passé colonial vis-à-vis de l’Algérie ». Quelque peu surpris par son anachronique véhémence, il lui assurait que « ça fait longtemps qu’elle l’a assumé » et ramenait le débat du côté des sentiments, ceux de gens ayant aussi « vécu des histoires d’amour ici (…) qui aiment encore terriblement l’Algérie, qui ont (…) fait des belles choses» pendant que d’autres « ont fait des choses atroces». Se disant non otage ou prisonnier de l’histoire, non bloqué et décomplexé, le quarantenaire considère que moteur de la compréhension algéro-française « c’est de reconnaître ce qui a été fait de bien comme de mal », et non de se satisfaire d’une lecture hémiplégique. C’est exactement ce que soumet à l’analyse le journaliste Jean Sévillia rappelant au sein du Figaro du 28 juillet 2020 « toute l’œuvre médicale et matérielle accomplie au cours de la présence française ».
Selon lui, sa dissimilation équivaut à ne retenir que les défauts et à proroger l’unilatéralisme de la condamnation. Certain que de toutes les façons la France sera toujours coupable, que le discours anticolonialiste restera « entièrement à charge » vis-à-vis d’elle tant « L’État algérien s’est auto-légitimé à partir d’un discours historique très largement mythologique », l’écrivain regrette le choix de Benjamin Stora qui aurait « une vision partielle, donc partiale, de la guerre d’Algérie ».
Beaucoup trop « complaisante à l’égard de la lecture indépendantiste des événements propagée par le pouvoir algérien (portant à) un million et demi d’Algériens tués alors que le chiffre est en réalité de 250 000 dans l’ensemble des deux camps, ce qui est déjà énorme », l’approche de ce trotskiste de la première heure aurait épousé la version tronquée des mouvements indépendantistes. En sympathie « à l’égard du FLN », voir « étrangement compréhensif » avec des terroristes qui poseront « des bombes au milieu des civils à Alger », commettront « des attentats et des enlèvements », elle justifierait la lutte armée, escamoterait des agissements semant la terreur chez des Harkis obligés de fuir pour ne pas être massacrés.
D’une « grande discrétion » sur ces sujets, Stora s’intéresserait plus aux « mémoires blessées (…) qu’aux faits historiques eux-mêmes ». Accusé d’impartialité, de méconnaître l’ensemble de la mémoire européenne, il serait l’historien « non pas des mémoires, mais de la mémoire algérienne de la guerre d’Algérie », d’une thèse unique.
L’ambitieux bien-pensant rendrait « subjectives les vérités historiques» dans le souci de ne pas froisser des dirigeants algériens préférant magnifier en Lettres d’or le patriotisme vertueux et triomphant, influencerait négativement un Macron adoptant la « démarche pratiquement expiatoire » de la présence française en Algérie. Celui-ci entrevoie pourtant de séparer le bon grain de l’ivraie, de sortir du piège du reniement et de la repentance systématique. À ce stade, il intimait les autorités algériennes à concéder des facilités aux Français nés en Algérie ainsi qu’aux harkis et leurs descendants directs, une exception contre laquelle se dresse le thuriféraire Abdelmadjid Chikhi.
L’interview qu’il accordait à la revue El Djeïch (L’Armée) de novembre 2020 faisait part du refus des décideurs hiérarchiques d’intégrer ce dossier au sein des négociations, la France devant admettre l’aspect intrinsèque d’un litige « interne qui ne nous concerne en rien puisque le départ des harkis « a été un libre choix».
Au sein du quotidien Ouest-France du 16 novembre 2020, l’article “Les harkis veulent ne pas être exclus du travail mémoriel sur les relations entre France et Algérie” remet les points sur les “İ” en précisant que les incriminés refusent que la fuite de 1962 soit justement présenté comme un « libre choix ». Le communiqué transmis le lundi 16 novembre 2020 par le comité national de liaison des harkis (CNLH) précise que l’exode des supplétifs victimes de représailles en Algérie fut « une question de survie ». Abandonnés par la France, parfois jetés des camions en partance, ils réclament réparation, de porter devant le Parlement un drame à graver officiellement dans « le marbre de la loi », d’étudier la question « sans parti pris idéologique, ni falsification ». Jugeant cette réflexion irrecevable, l’Algérie préfère se pencher sur les nuisances causées par des essais nucléaires ou chimiques néfastes à l’écosystème et à la santé de ruraux par ailleurs parfois mutilés par des mines jonchant des champs ou terrains impraticables. L’indemnisation des victimes, l’implantation des déchets nucléaires, la quête de chouhada à enterrer dignement et celle d’un patrimoine culturel à recouvrer sont les autres litiges venus ficeler le packaging GÉNOCİDE. L’encarté expert Chikhi sait que la surenchère algérienne risque fort d’aboutir à un dialogue de sourds, qu’en plaçant la barre à un tel niveau la partie adverse notifiera une fin de non-recevoir. Pour l’instant la stratégie adoptée est par conséquent d’attendre, « de voir quelle perception de la mémoire elle va présenter ».
Face à la polémique franco-française et à son homologue algérien déroulant le tapis rouge de la repentance, l’optimiste et néanmoins contesté Benjamin Stora préfère harmoniser les points de vue, examiner posément les pistes attractives ne menant pas au cul-de-sac d’un ex-combattant de la Guerre de Libération nationale (Chikhi) inféodé à l’appareil militaro sécuritaire qui en Algérie tient à garder la mainmise sur la rente mémorielle, sa chasse-gardée tangible et propriété exclusive.
Crispé et discrétionnaire, il n’entend pas entériner le solde de tout compte du lucratif fonds de commerce, persévère sur d’improbables excuses, creuse par là-même la voie de garage empêchant de regarder les choses de manière apaisée, de développer le logiciel d’une coopération à caractère interculturel.
Pendant que Chikhi réfléchit « à comment nous coordonner sur les problèmes de mémoire », prépare des “carnets de la mémoire” élaborés « dans le respect des coutumes et traditions (…) pour une Algérie nouvelle, fière de son histoire», Stora sélectionne des dates symboliques et des personnages à honorer, parle de Révolution au sujet d’un “Hirak” remettant l’histoire au centre du jeu politique pour la redimensionner, l’élargir aux maquisards de l’intérieur (ou des divers wilayas) opposés en septembre-octobre 1962 aux militaires qui, déboulant à partir des frontières tunisiennes ou marocaines, s’appropriaient, parallèlement aux palliatifs identificatoires du patriotisme béat, l’ensemble des biens-vacants.
Faisant à la fois main-basse sur le pays-butin et l’héritage révolutionnaire, ils régentaient la conception figée d’une glorification à ne pas contredire, raccourcissaient l’aperception d’Algériens auxquels il importait de camoufler les courants contradictoires du FLN-ALN, des conflits régionaux et de personnes souvent étouffés par de sanglants règlements de compte.
Otages des serveurs de mémoire institutionnels, les autochtones interrogent de plus en plus les soubresauts de la postindépendance et c’est sans doute pour les maintenir dans l’ignorance crasse que, constamment en train d’énoncer leur fidélité « au serment de vaillants moudjahidine dévoués », les pions zélés du pays profond coagulent légitimité révolutionnaire et légitimité religieuse. L’une et l’autre formate de façon compatible la question mémorielle, ce filon « infini du martyrologe algérien », arguait le 05 juillet l’historien Brahim Senouci dans les colonnes du périodique El Watan.
Alors que Stora parle d’une Guerre de Libération qui « touche des millions de personnes dans leur cœur et leur mémoire », suppose que « La restitution de dépouilles à l’Algérie s’inscrit dans une accélération du travail mémoriel », souhaite maintenant « aller très vite », tourner les relations mutuelles vers l’avenir tout en tenant compte d’une mémoire à synchroniser selon la partition de chacun, son “binôme” Chikhi négocie « une histoire nationale homogène et chronologique », prend les chemins tortueux de l’abdication, y plante les jalons mémoriels de la rancune tenace, concentre le débat sur l’atteinte à l’image des emblèmes de la Guerre de Libération, sur « un devoir national sacré ne tolérant aucun marchandage » affirmera Tebboune juste après avoir averti (le 14 juillet 2020) la France qu’elle venait « de perdre sa première place de pays fournisseur de l’Algérie ».
Une part de chantage économique accompagne la rumination d’un régime post soviétique gouverné par les gérontocrates d’un système militaro-clientéliste ancré dans l’immobilisme primaire. Le fiasco du référendum constitutionnel les place devant l’alternative digne de céder des prérogatives aux civils les plus compétents mais en fixant la demande de pardon au centre des volatiles pourparlers franco-algériens, ils remettent une pièce dans la machine de l’unanimisme structurel, articulent la rhétorique d’exclusion et affinent la pierre angulaire des achoppements. Le modus-operandi témoigne que la réception fastueuse des crânes de résistants, ce gage d’amitié et de lucidité de la France, a ouvert une boîte de pandore dans laquelle se sont engouffrés les adeptes d’une mémoire de guerre. Leur emprise belliciste, tyrannique et sectaire balaye d’un revers de main la touche médiane que nous qualifierons de camusienne, adopte au contraire un langage post ou pro-fanonien récalcitrant à toute acceptation ou compréhension affective.
Le dégel que quelques tabloïds constateront entre les présidents français et algérien transparaît au sein d’un entretien que le premier concédera au magazine Jeune Afrique (interview publiée le 20 novembre). İl couvre le second de louanges, le trouve même courageux, lui apporte un franc soutien, y déclare faire « tout son possible» pour valider une supposée « période de transition », vient au secours d’un malade en position très inconfortable au moment où une autre déstabilisation politique guette l’Algérie, inquiète à fortiori les partenaires européens et particulièrement le sommet de l’État français. Macron perçoit le potentiel trouble du côté du “Hirak” « toujours là, sous une forme différente» et lui oppose la stabilité entrevue « dans la partie la plus rurale de l’Algérie ». On retrouve ici l’hypothèse de Kamel Daoud prétendant que « le contrôle de la ruralité est la clé du pouvoir en Algérie». Promu décrypteur de l’Algérie, le chroniqueur formulait le possible échec du soulèvement anti-Bouteflika via la contribution “Algérie, la révolution perdue (Où en est le rêve algérien ?)” paru dans l’hebdomadaire Le Point du jeudi 9 janvier 2020 et répliquera ses convictions le 17 octobre à “France Culture” en alléguant cette fois que « Les militants du Hirak n’offrent rien de concret ; il faut aller (…) vers le pays profond (vers une ) population qui a peur du radicalisme ». En reprenant la dichotomie simpliste (ville ou urbanité contre campagne ou ruralité) Macron se fourvoie et néglige l’étude sommaire que le sociologue Nacer Djabi faisait paraître trois jours plus tôt à Liberté.
En scrutant les résultats du suffrage référendaire, il retenait « comme nouveauté, le rejet massif du scrutin dans des régions, comme les Hauts-Plateaux et le sud du pays, qui ont pourtant constitué jusque-là le réservoir électoral du régime. ». Le NON l’emportera avec un taux élevé dans les wilayas de Biskra, M’sila, El-Oued, Jijel et Béchar tandis que celles de Ghardaïa, Ouargla, İlizi, Djelfa, Laghouat et Tindouf enregistraient une abstention historique. Traditionnellement acquis, ce vivier a boudé les échéances électorales parce que le “Hirak” a changé profondément et positivement les Algériens, précisait encore un universitaire conscient que le « peuple a rompu avec le système depuis plusieurs années, certes à des degrés différents, et selon les conjonctures et les générations, mais la rupture est là, devant nous ». Est-ce cette inévitable cassure qui perturbe le “Maître des horloges” ?
Les sciences sociales et humaines étant largement méprisées en Algérie, ce pays (où prédomine une grandissante quête de pureté originelle) ne bénéficie pas d’instituts de sondage, d’inspections vraiment fiables en mesure d’informer sur l’appartenance ou orientation partisane de chacune des régions. De là sans doute l’expectative qui anime l’intervention d’un ex-golden boy doutant de la réelle efficacité et représentativité du “Hirak”, une dynamique populaire qui visiblement ne l’inspire aucunement, cela à cause peut-être de son hétérogénéité et complexité, de l’invérifiable probabilité inhérente au renversement de ce régime maintenant privé des partis satellites mobilisateurs. En perte d’une base sociale réduite à une peau de chagrin, les généraux réfractaires à tout changement s’agrippent aux prés carrés de la légitimité historique usurpée et misent sur la repentance, leur ultime atout.
Chez eux, la colonisation française ne concerne pas uniquement les violences physiques et massacres collectifs ; elle englobe la dépossession ou l’accaparement des biens culturels, les déplacements et cantonnements des populations et un code de l’indigénat les réduisant au statut de sous-êtres. Rejetant l’espéré “Pardon”, Macron actera en fin d’année un rapport ne l’engageant en rien, cela d’autant moins qu’il se sait surveillé de près par les autres protagonistes de la glaciation décrétant en 2005 le rôle positif de la colonisation.
À la croisée des chemins de l’embourbé “devoir de mémoire”, Benjamin Stora se perdra en conjecture, poursuivra en vain le rêve d’une saine alliance truffée des calculs et manœuvres dilatoires que les pourfendeurs de démocratie sondent sous couvert de dizaines de journaux propagandistes.
Saâdi-Leray Farid.
Sociologue de l’art. Le 21 novembre 2020
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