Sur le marché de l’art, la lutte est toujours rude pour assurer une cote à une œuvre, et la faire prospérer. Car la valeur marchande est directement tributaire des comportements des collectionneurs dont les achats sont moins sensibles aux valeurs esthétiques qu’à des questions de rareté, d’exception et de différenciation dans le cadre de stratégies extra esthétiques de conquête d’influence et de prestige…
Les temps sont déjà lointains où l’art était considéré comme un refuge de sereine et pure délectation esthétique. Où l’on croyait en sa «finalité sans fin». Où, dans le sillage de la pensée kantienne, prévalaient les notions de gratuité, de désintéressement, d’absence de fonction; où l’on vouait un culte à la forme des œuvres autant qu’à leur universalité et à leur détachement du monde.
En un quart de siècle, cette fiction s’est effondrée sous les coups de butoir de ce monde que, précisément, l’art pur s’ingéniait à refouler. Theodor Adorno avait donc raison de rappeler «le double caractère de l’art comme autonomie et fait social». Aujourd’hui la réalité a plus que confirmé ses analyses, la situation s’est même inversée, le monde a en quelque sorte submergé l’art pour l’entraîner dans son sillage et ses dérives.
Les idéaux de pureté se sont échoués sur la froide et crue réalité du marché.
C’est dans ce cadre de bouleversements profonds de l’art et des sociétés tout entières, dans ce contexte de déroute généralisée des valeurs et des repères, que se pose de façon récurrente la question de la valeur en art. Que sont donc devenues les valeurs sublimes de l’art pur dès lors que l’art s’aventure chaque jour plus profondément sur les terres étrangères de l’économie monétaire ?
Alors qu’il a longtemps été sacrilège esquisser un lien, aussi ténu fût-il, entre l’art et la marchandise, le marché, l’argent ou les investissements financiers, maintenant, au contraire, la question symétrique se pose de pouvoir maintenir une dynamique esthétique sous les flux financiers qui déferlent sur l’art.
Encore faut-il distinguer. Toutes les pratiques artistiques ne bénéficient pas des mêmes faveurs de la part des investisseurs, des collectionneurs, des musées et centres d’art, nationaux ou internationaux. Elles n’accèdent pas toutes aux grandes foires et aux prestigieuses salles de ventes, ces sortes de nouveaux temples où, selon des rituels et des critères précis, des valeurs esthétiques s’échangent contre des valeurs monétaires.
La cote des œuvres et le prestige des artistes ne sont pas équitablement partagés. En France 80% des artistes ne vivent pas de leur art, c’est-à-dire que la valeur esthétique de leurs œuvres ne parvient pas à s’échanger contre suffisamment de valeur monétaire.
Les raisons couramment invoquées pour justifier les disparités de situations ont trait aux inégalités de talent des artistes et de qualité de leurs travaux. Une filiation logique relierait donc le talent de l’artiste, la qualité de ses œuvres et leurs performances sur le marché.
Dans cette optique, la cote serait la consécration marchande de la valeur esthétique, et les acheteurs les meilleurs experts en art !… Quant à la valeur esthétique, elle serait immanente aux œuvres, déposée dans les plis de leur matière et leurs formes. Tandis que l’acte d’achat, la réalisation marchande de la valeur esthétique, s’accomplirait dans l’événement d’un face-à-face singulier et sensible d’un spectateur-collectionneur (son goût, son savoir, son pouvoir d’achat) avec l’œuvre.
Cette fiction, qui récuse les disjonctions et les incohésions entre les valeurs esthétiques et monétaires des œuvres, et qui rapporte leurs valeurs à leur seule substance, fait évidemment l’affaire du marché. Mais cette fiction de la valeur conçue comme une qualité que posséderaient en propre les œuvres n’a pas cessé d’être contestée : par les artistes d’avant-garde dans le sillage des readymade de Marcel Duchamp ; par des esthéticiens comme Theodor Adorno ou Mikhael Bakhtine; ou par des sociologues tels que Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art. Aujourd’hui, cette fiction de l’immanence de la valeur est très concrètement sapée par les excès mêmes du marché, ainsi que par les nouveaux développements de la théorie économique comme en témoigne l’ouvrage récent d’André Orléan intitulé L’Empire de la valeur. Refonder l’économie.
Pour refonder l’esthétique et la science de l’art et des œuvres, il faudrait réduire la part accordée aux choses, aux substances et aux grandeurs dans l’analyse des processus de production, de réception et d’échange. Il faudrait donc passer d’une conception substantielle considérant que les valeurs esthétiques et marchandes émanent des œuvres elles-mêmes, à une conception relationnelle selon laquelle les valeurs sont produites et fluctuantes au sein d’un réseau social de relations. Autrement dit, passer de la valeur-substance donnée et fixée dans la texture matérielle et formelle de l’œuvre-chose, à la valeur-relation produite au fil d’un processus complexe et fluctuant d’interactions à la fois sociales et autonomes.
Contrairement à la doxa, l’œuvre d’art n’est pas produite dans la solitude d’un artiste refermé sur lui-même. L’artiste n’est jamais seul aux prises avec ses matériaux. Son atelier est au contraire virtuellement plein d’une multitude d’acteurs et de forces qui orientent ou infléchissent le processus de production de l’œuvre ainsi que celui de sa valeur.
L’atelier déborde en réalité de beaucoup l’espace physique de travail pour englober le secteur du champ social de l’art dans lequel l’artiste évolue, et plus encore le secteur qu’il convoite: ses collectionneurs potentiels («Ce sont les regardeurs qui font les tableaux», disait Marcel Duchamp), ses réseaux et lieux de diffusion (galeries, musées, etc.), et bien sûr un réseau plus ou moins étendu et prestigieux de critiques, de commissaires, de responsables d’institutions, etc.
Tous ces acteurs et forces font partie intégrante du processus de production de l’œuvre ainsi que de la construction sociale de sa valeur aussi bien esthétique que marchande.
La valeur esthétique de l’œuvre, comme sa valeur marchande, ne sont en effet ni l’une ni l’autre immanentes à l’œuvre. Elles sont socialement construites, au sein du champ de production artistique, pour la valeur esthétique, et au sein du marché de l’art, pour la valeur marchande.
Loin d’être fixes et arrimées à l’œuvre, l’une et l’autre formes de la valeur sont en perpétuelle fluctuation, relativement autonomes entre elles et par rapport à l’œuvre. Et par cela même, elles sont l’objet d’intenses luttes et rivalités.
La production sociale des valeurs esthétiques aussi bien que marchandes ne s’opère donc pas dans la sérénité. Auprès des instances et acteurs de consécration du champ de l’art, une lutte est en effet nécessaire pour conférer à l’œuvre visibilité, approbation, consécration, et pour nourrir ainsi la croyance en sa valeur esthétique — en faire un fétiche.
Sur le marché de l’art, la lutte n’est pas moins rude pour assurer une cote à une œuvre, et la faire prospérer. Car la valeur marchande est directement tributaire des comportements des collectionneurs dont les achats sont moins sensibles aux valeurs esthétiques qu’à des questions de rareté, d’exception et de différenciation dans le cadre de stratégies extra esthétiques de conquête d’influence et de prestige…
André Rouillé
20 janv. 2012 (N° 374)
https://www.paris-art.com/
Lire
— André Orléan, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, Paris, oct. 2011.
— Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992.
— Theodor Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, Klincksieck, Paris, 1995
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