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Adlane Djeffal, Aux enfants disparus, installation, 2003.

Littérature : Deux écrivains franco-algériens taraudent les répercussions et lésions psychiques de la  “Décennie noire” 

Gagnées par les pulsions mnésiques du roman de témoignage, les recrues de l’éditeur  français Gallimard, respectivement Amina Damerdji et Kamel Daoud, réinvestissent, chacune  à leur manière, une guerre civile partiellement ou complétement vécue, campent au plus près  des souvenirs qui hantent toujours le sommeil de nombreux rescapés, tant le lourd passif des  dommages, méfaits ou carnages se traduit chez eux en pesanteurs traumatiques, paralysies  d’impasses et dissonances cognitives. 

Naît en 1987 en Californie, Amina Damerdji habitait Alger au moment de l’état de  siège décrété le 05 juin 1991 par le président Chadli Bendjedid et y résidera jusqu’au  printemps 1994, période de son départ en direction de la Bourgogne (France). Elle n’a alors que sept ans et pour composer les 288 pages d’un opus prétendant pouvoir immerger le lecteur au creux des percutantes atrocités de la “Décennie noire”, tout en lui faisant  parallèlement suivre les aventures amoureuses, randonnées équestres et péripéties familiales  ou amicales de Selma, l’actuelle trentenaire convoquera le réservoir imaginaire de sa prime  jeunesse. Trop hypothétique et évasive pour éviter l’erreur assertant (au sujet dudit couvre feu) que « pour la première fois depuis l’İndépendance, des chars roulaient sur Alger » (ils  occupaient déjà les artères bloquantes de la capitale lors du pronunciamiento accompli le 19  juin 1965 par Houari Boumediène), ce puits sensoriel et approximatif sera toutefois compensé par une appréciable recherche documentaire.  

Dénommée Bientôt les vivants (titre tiré d’un vers du poème de Kateb Yacine Poussières de juillet), l’œuvre sortie le 04 janvier 2024 mêle la fiction à des scènes soutirées  de la réalité historique et se décompose en courts chapitres. Le procédé permet de rythmer  l’écriture et de séquencer le portrait de la cavalière Selma, du cheval Sheïtane, de la  confidente Maya ou de l’amant Adel. Celui d’Aïcha sera à contrario tout juste esquissé car la petite fille-sentinelle a comme charge préventive d’hurler « le mot, dhabahine, les égorgeurs  », d’avertir impérativement du massacre perpétué en septembre 1997 au sein du village de Sidi Youcef.  

L’ouvrage commence et se termine sur cette exaction de masse devenue l’un des  théâtres d’ombres au cœur desquels des hordes de fondamentalistes en quête de la source originelle du salafisme pratiqueront de macabres exterminations. İl faisait encore chaud au  début de cette douce soirée de l’ultime été. La caserne proche confortant un sentiment de  sécurité, les habitants dinaient souvent portes entrouvertes et les gosses pouvaient s’amuser  dehors pendant que plusieurs adultes profitaient de la brise pour étirer leurs jambes sur les  terrasses installées en bordure de végétations forestières. De la verdure-broussaille sortir  brusquement des dizaines de terroristes munis de couteaux et de haches, des armes dites  blanches mais qui répandront au sol le rouge vif de gorges tranchées, de têtes décapitées, de  corps mutilés.  

Si la description émotive du drame offre au lecteur l’occasion d’humer son atmosphère  assassine, de s’imprégner du climat de l’époque tout en prenant ses marques d’invité-voyeur, le hameau-martyr enclavé sur les cimes d’Alger demeure en vérité l’arrière-plan, le contre champ ou la toile de fond du récit puisqu’une fois relaté l’horrible bain de sang, l’autrice  amorce un flash-back temporel jusqu’au mois d’octobre 1988, retourne ainsi neuf années plus  tôt pour définir le comment et le pourquoi de la catastrophe nationale (son exhaustif examen  nécessiterait de rembobiner le magnétoscope jusqu’à l’été 1962)

Les émeutes infanticides d’octobre 1988 fissurèrent la chape de plomb du parti unique FLN, donnèrent naissance à une profusion de journaux plus ou moins souverains et privés, débouchèrent sur un élargissement du paysage politique, décantation de laquelle le Front islamiste du salut (FİS) saura tirer son épingle du jeu. Également liée aux contorsions  propagandistes de la police secrète, l’irrésistible montée de cette mouvance millénariste,  essentialiste et messianique obligera la hiérarchie militaire à stopper le processus électoral  (Législatives entamées en décembre 1991), à convoquer en urgence l’exilé du Maroc Mohamed Boudiaf, lynché six mois plus tard (le 29 juin 1992) en direct-live alors que la  Guerre civile, « Le plus grand des maux », selon le philosophe et théologien Blaise Pascal,  faisait déjà amplement rage.  

La trame littéraire n’ayant pas vocation à s’étendre sur les implications directes ou  interlopes des divers protagonistes du conflit (militaires, membres des cellules dormantes et  agissantes du renseignement intérieur du FİS, MİA, GİA, GSPC ou AİS, politiques,  syndicalistes et intellectuels de la société civile), à se focaliser sur les événements proprement  dits, elle épanchera et enchâssera ensuite le quotidien de Selma, une adolescente francophone occidentalisée et plutôt privilégiée. 

Éprise d’équitation, elle passe la plupart de ses journées au club hippique, là où elle  s’évertue à dresser un cheval fougueux auprès duquel elle trouvera cependant le puissant dérivatif capable de la soulager des syndromes intériorisés. Ce renversement du stigmate ne se  concrétisera pas à l’échelle d’une société algérienne tiraillée entre les pros et anti-islamistes, bousculée dans son éthique même. Certains de ses segments culturels fléchiront sous les effets  des envoutantes croyances au Dieu unique et, décontenancées par les fracas de l’histoire en  marche, des familles entières se déchireront au milieu de l’innommable tragédie. C’était justement le cas du côté des Bensaïds où, resté hermétique aux sirènes des intégristes, le pédiatre Brahim occupait (en compagnie de sa femme Zineb et fille Selma) le deuxième étage de la maison commune, tandis que son frère Hicham, l’avocat des Groupes islamistes armés  (GİA), était relégué au rez-de-chaussée, évitant ainsi de croiser un opposant intellectuel en  accointances avec les généraux du régime corrompus. Logeant seule au 1er, leur mère Mima  tentait en vain d’amortir les récurrentes tensions ou disputes entre deux fils irréconciliables, le  médecin ayant opté en faveur d’intérêts personnels pendant que, plus allocentriste et idéaliste,  le défenseur des opprimés préférait soutenir la cause des spoliés, se ranger aveuglément sous  la bannière de leur foi céleste après avoir ressenti les biens-faits de la religion lors de son  service militaire. 

Latent et prégnant, le schisme trace la ligne de démarcation de part et d’autre de  laquelle chacun aiguisait ses prétentions, affinait les intransigeances de la solution finale,  l’armée en préconisant la reconversion tacite de la Famille révolutionnaire occupée à  capitaliser la légitimité historique du Front de libération nationale (FLN) ou la rente  pétrolière, les extrémistes en installant sur l’ensemble du territoire les bases cultuelles du  processus de remplacement, en y semant la terreur et les artifices d’un djihad prôné justement à l’encontre de décideurs arrimés aux mannes du profit financier tous azimuts. Lorsque deux  univers diamétralement antagonistes s’affrontent sans relâche tous les coups sont permis, de  sorte que, jonché de milliers de cadavres, le champ de bataille ne connaissait plus de limites.  Les convulsons et secousses mortifères du dehors imprégnant le moindre recoin sociétal d’une  nation en proie aux déchirements et désordres environnants, l’histoire collective impactait le  présent des individus, traversait l’espace intime d’une jeune fille de 14 ans contrainte  d’abandonner en un temps record l’insouciante préadolescence pour assumer la phase  substitutive d’un âge plus mature. 

En phase de reconstruction ou transformation mentale, Selma ouvrait les yeux sur un  monde fracassé au bord de l’abime, entamait une mue salvatrice grâce à Hind, l’imprévisible  et récalcitrante jument. Figure émergente incontournable, ce canasson pataud inapte au saut  d’obstacles et promis à l’équarrissage a été longtemps maltraité à grands coups de cravaches cisaillant poitrail et pattes de sorte que plus aucun moniteur ou entraîneur n’osait l’approcher, de peur de recevoir en retour une brusque ruade ou un coup de sabot dévastateur. Disposée à  relever le défi, Selma se risquait néanmoins à canaliser et dompter les soubresauts ou ardeurs  de la sheïtane (diablesse en arabe), lui prodiguait les indispensables soins à même d’apaiser  des douleurs jusque-là endurées puis l’exfiltrait de la sentence envisagée. Elle révéla ainsi le  potentiel d’un animal sous-estimé auprès duquel elle va finalement s’épanouir. Après les  récurrentes chutes inhérentes à l’initiation, s’installera entre l’étalon et la jeune femme une  complicité tacite, une extase du sensible et une harmonie corporelle intensifiées via les galops  menés bon train sur les pistes étroites du bois de Baïnem (bientôt envahi par les fous d’Allah). 

Certains de ses chemins menaient à la bourgade d’Adel, le virulent et attirant palefrenier, avec lequel elle entretenait une ambivalente relation amoureuse car, ne  comprenant que les règles de la domination, il était par ailleurs aussi le responsable des  lacérations infligées à la pouliche mordeuse. Le troisième interlocuteur à la pointe de  l’émancipation de Selma entrera en action sous les traits de l’influente cousine Maya. Jolie,  fêtarde, virevoltante et insoumise, celle-ci poursuivait une carrière de journaliste-photographe et couvrira à ce titre professionnellement la tuerie initiale. 

Dès lors que seront plantés les coulisses puis les principaux personnages du tableau  romanesque, Amina Damerdji s’attardera plus amplement sur l’existence-apnée d’une  adolescente (Selma) occupée à surmonter, avec le moins de dégâts ou souffrances possibles, un chaos ponctué de craintes, de désastres, de querelles ou d’hostilités familiales, de refuser  de céder au désespoir surtout lorsque, sanctuarisée par l’islamisation rampante, la mort rôde  partout. 

L’introvertie et sauvageonne héroïne fera à l’avenir acte de résilience en vivant,  notamment grâce aux balades à dos de cheval, le plus possible en harmonie avec la nature et  les animaux, en se détachant des liens juvéniles, en éprouvant la complémentarité des passions, sensibilités et sensualités amoureuses, en expérimentant des émois sexuels, en  comblant ses désirs, en brisant les carcans imposés, en dissipant les frontières mentales et  géographiques, en donnant du sens aux déterminations d’une endurance en mesure de tisser les palliatifs salvateurs d’un au-delà meilleur

Face aux identités réfractaires et radicales, aux déchaînements de haines et vengeances  émaillées d’atrocités dévastatrices, il y a lieu d’inverser la charge des accusations ou culpabilités, et, pour ne plus buter contre l’horizon d’attente, Kamel Daoud a décidé de  marcher lui aussi à reculons des mémoires de revanches, concurrentielles et victimaires, de les  vidanger des sédiments sacrificiels du martyr, de remplacer la mythologie par la cartographie  des détails et descriptions ou encore la topologie tangible de dates et noms. Adopté en guise  de titre, celui de Houris (au pluriel, il désigne habituellement les 72 vierges ou beautés divines promises aux dévoués musulmans aspirant à atteindre le Paradis d’Allah) sonorise les voix  sourdes de la Guerre civile, notamment celle intériorisée d’Aube, la « véritable trace, le plus  solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie », soulignera  l’auteur. Née en 1995 sous le prénom de L’bia, l’égorgée du 31 décembre 1999 fut ce jour-là laissée pour morte. 

De son tragique circonstanciel, notre miraculée gardera l’interminable cicatrice qui,  doublée d’une trachéotomie, l’a rendue muette. Les cordes vocales tranchées, cette désormais  coiffeuse de 26 ans a perdu l’usage de la parole audible mais utilise celle du dedans pour  confier à l’embryon d’être en gestation dans son ventre ballonné, « (…) que viendrais-tu faire  avec une mère comme moi, dans un pays qui ne veut pas de nous, les femmes, ou seulement la  nuit ? Je te raconterai tout ce que je peux mais, à un moment, il faudra bien s’arrêter. Je suis  un livre dont la fin est la tienne.» (Houris, page 36). Bien qu’envisageant d’avorter, de perdre  le bébé condamné à naître là où la gent féminine sert d’objets de plaisir à des hommes en chaleur, elle s’adresse à cet ovule vide de mémoire et indemne de toute contamination, lui  avoue, par communication ombilicale et transmissions paraboliques, son trouble  psychologique naît des remords d’avoir ressuscité pendant que sa sœur Taïmoucha décédait  en même temps que 999 autres malheureux. Le sentiment de culpabilité habitant longtemps  les laissés pour compte, le monologue d’Aube à sa petite Houri est le fil conducteur d’un écrit  compartimenté en trois volets, “La voix”, “Le labyrinthe” et “Le couteau”.  

La première rejaillit des cavités endogènes, sort du cou perforé et raconte 1001 fables,  le second s’enroule en relents ressassés et flash-back historiques, le troisième déchire le voile  nocturne et trace le chemin de Had Chekala, douar natal où, enceinte, Aube se rendra pour «(…), braver la peur, la faiblesse et la terreur de retrouver [sa] sœur et ses os », questionner  les défunts et tester son droit à garder le fœtus en incubation. À la place des compassions,  gémissements ou lamentations, elle espère entendre de “l’endroit mort” les vocables du  profond apaisement, celui qui atténuera aussi la persécution que lui astreint l’imam plaçant  cyniquement un cercueil devant l’entrée de la mosquée (située juste devant l’institut d’Aube).  Aïssa, dont le bourreau l’a épargné afin d’en faire à 25 ans le messager de la terreur vue et  ressentie, ressent pour sa part le calvaire du libraire ambulent forcé à trimbaler des bouquins sur les oiseaux et le Coran. Colporteur de l’anti-érudition, ce taxieur hyper-mnésique assertera à la potentielle coupable de néonaticide que « Dieu a fait de toi un murmure pour que nous  nous taisions tous quand tu prendras la parole ». Recouvrer celle-ci, voilà l’espoir  qu’entretient sa mère Khadija.  

L’avocate de profession partira donc en Belgique dans le but de trouver le chirurgien  censé réussir l’improbable greffe. L’intervention liminaire et salvatrice du 1er janvier 2000 se  termina par l’emboîtement d’une canule en plastique introduite au sein du l’orifice percé en  guise de panacée respiratoire. Depuis, « Pour me comprendre, on se penche vers moi très près  comme pour partager un secret ou une nuit complice » (Houris, page 15). Revenue  miraculeusement à la surface du corps des vivants, Aube ne croit pas vraiment qu’une  opération réussira à remédier à l’aphasie, à complètement gommer le « sourire figé sourire,  illimité, large, presque dix-sept centimètres », que le raccommodage hospitalier fera d’elle la  Némésis ranimant la résignation des Algériens. Rédigé également à Paris, où réside  maintenant le fidèle chroniqueur du Point, et paru le 15 août dernier, Houris, ce pavé de 416  pages, ne réveillera pas les consciences endormies de la rive sud de la Méditerranée. Vingt cinq ans après la fameuse Concorde Civile ou loi de “Grâce amnistiante” adoptée par le  parlement le 08 juillet 1999, beaucoup des mamans ou épouses qui réclamaient déjà qu’un comité Vérité et Justice résolve la problématique des disparus de la “Décennie noire”, n’ont,  depuis le 04 août 2010, plus la permission de poursuivre leurs rassemblements  hebdomadaires. Emblèmes de résistance et de non abdication, ils se déroulaient devant le  siège de la commission nationale consultative de la promotion et de la protection des droits de  l’Homme (CNCPPDH) mais, lorsque son dirigeant, l’avocat Farouk Ksentini, stipulera l’interdiction des sit-in, les suivants se solderont par des vagues d’arrestations, voire des  dispersions parfois durement réprimées. 


Adlane Djeffal, Aux enfants disparus, installation, 2003.

Le coup de grâce viendra le 15 août 2005 lorsque, aux dépens du SOS de femmes en  manque de leurs enfants ou époux, démarra la campagne en faveur de la Charte pour la paix et  la réconciliation nationale. En préambule à Houris, Kamel Daoud a inscrit les dispositions de  son article 46 stipulant qu’ « est puni d’un emprisonnement de trois (3) à cinq ans (5) et d’une  amande de 250 000 DA à 500 000 DA quiconque qui, par ses déclarations, écrits, ou tout  autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter  atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique, nuire à l’honorabilité de  ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international (…) ». Ensuite, l’ancien chroniqueur du Quotidien d’Oran fera dire à sa narratrice « Je me  souviens (ou est-ce que ma mère m’imposa ce souvenir ? Ou les journaux ?) qu’en 2005 on organisa un grand vote dans le pays pour dire que l’on pardonnait aux tueurs ! (…). Ce jour là, Khadija m’emmena à la mer, car c’est ce qu’on fait à Oran quand on ne veut pas aller  voter. Je me souviens ainsi de ce jour du “pardon” : un vide glacial et le silence renfrogné de  ma mère. Partout sur le trajet, on voyait des affiches qui nous appelaient à voter pour la  “Réconciliation”, pour ne plus verser le sang des Algériens (…). La semaine précédente, à  l’école, on nous avait distribué des affiches semblables, avec un enfant enjoué, un énorme  soleil, une main qui en serrait une autre et un pigeon blanc sur le drapeau algérien. Sur  certaines, on voyait le portrait du président qui, souriant, levait la main pour saluer en nous  des gens lointains et heureux (…) ». En ce brulant mois d’été, il invitait, Algériennes et  Algériens, à se prononcer en “toute liberté” sur la loi de la Rahma (Pardon), un projet zappant  le phénomène des étranges disparitions forcées pourtant confirmé deux ans auparavant (en  2003, Farouk Ksentini reconnu 6146 cas impliquant des “agents isolés de l’État”) via une  Commission ad hoc missionnée pour spécifier et répertorier tous les cas, entreprendre des  dépistages et remettre les résultats aux concernés. Puis, l’ex-ministre des Affaires étrangères  de Houari Boumédiène arguera aux familles désespérées et désorientées (à la salle Harcha  d’Alger, le 15 septembre 1999) que « vous me faites honte dans le monde, comme des  pleureuses, avec vos photos ». Elles auront beau clamer leur désarroi sous couvert de  l’exigeante revendication « Ya houkam bladna, radouna ouledna » (gouverneurs de notre  pays, rendez-nous nos enfants), l’annonce officielle des supposés 3000 faux dossiers de  victimes non identifiées ou répertoriées révéla le scabreux imbroglio dans lequel le pouvoir  algérien souhaitait enfermer les affaires gênantes. 

Durant sa longue propagande, Abdelaziz Bouteflika exigera des fratries de trépassés la  clémence, de tourner la page sans que quiconque ne se présente devant elles pour humblement  s’excuser, sans savoir vraiment pourquoi il fallait se conformer à l’ordre établi, se sacrifier au  nom d’une convention globale entrée en vigueur le 28 février 2006. Les méprisés se voyaient alors octroyer une consolante indemnisation conditionnée à l’établissement d’un jugement de  décès délivré par un tribunal, décès aux circonstances non éclaircies ou déterminées puisque  l’article 45 de l’ordonnance 06-01 (antérieur à l’article 46 et portant également sur la  concrétisation de la Charte) avertissait qu’ « aucune poursuite ne peut être engagée à titre  individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la  République (…). Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité  judiciaire compétente ». En complète violation des droits fondamentaux, l’absolution des  agents de l’État se combinait de facto à celle dévolue aux 6000 repentis des groupuscules ou  factions terroristes. Ceux n’ayant pas les mains tachées de sang, pas violé et commis des  attentats à l’explosif dans des lieux publics fréquentés pouvaient déposer les armes, quitter les  maquis et se rendre impunément aux autorités. Les conditions préalables imposées ne seront  au final pas respectées puisque des arrangements et compromissions post-conflits dédouaneront des émirs de guerre devant normalement être condamnés pour crime contre  l’humanité. 

Le déni, dédain et l’arbitraire judiciaire régnaient en maîtres et, confinée aux silences de la subordination, la question portant sur le comment et le pourquoi des 200.000 morts de la  Guerre civile ne débouchera pas sur un bilan introspectif. L’impossibilité de recourir à la  justice rendant caduque toute reconsidération, aucun revirement ou correctif postérieur n’élucidera le triste sort d’âmes à oublier conformément à la sacro-sainte raison d’État. Sa  machine à broyer les documents compromettants effilochera les preuves manifestes, fera  place nette à l’amnésie : circulez, il n’y a plus rien à voir et à quémander ! Définitivement  closes, les enquêtes irrésolues de quidams arrêtés par les agents assermentés ou enlevés par  des criminels fanatisés ne concèderont jamais des secrets classés sans suite ou enterrés, iront  rejoindre le registre des dégâts collatéraux.  

Contrairement aux régulières commémorations centrées sur la Guerre de Libération  nationale, le régime des généraux canalisera tout autant le mystère du scénario menant à la  liquidation télévisée et programmée de Mohamed Boudiaf, s’arrangera pour que l’image de la  “Madone de Bentalha” ne suscite plus de débats enflammés susceptibles de relancer les  légitimes doléances. Surtout pas de cérémonies réparatrices et prospectives puisque l’oubli restait la meilleure arme des Janviéristes (nom attribué aux hauts gradés de la hiérarchie  militaire qui décidèrent le 11 janvier 1992 de bloquer la poursuite du second tour des Législatives prévu quatre jours plus tard, un scrutin duquel le Front islamique du salut allait  sortir nettement vainqueur).  

Accaparés à maintenir le statu quo, à juguler les nœuds gordiens du discernement ou  de l’acuité historique, à étouffer dans l’œuf le moindre germe de contestation révisionniste,  leurs héritiers manœuvreront la mainmise sur le Hirak (mouvement contestataire enclenché  les 16 et 22 févriers 2019) de manière à capitaliser l’engouement que suscitaient les grands  formats exhibant en tête de manifestations les photos des héros de la guerre d’İndépendance.  Aussi, s’évertueront-ils, sous couvert du paradigme de renouveau dans ou par l’authenticité  révolutionnaire, à faire rapatrier, en juillet 2020, 24 crânes de combattants décapités lors de la  conquête coloniale. Soustraits des collections du Musée de l’Homme (ou Musée d’Histoire  naturelle) de Paris, ces résidus symboliques faisaient partie intégrante d’une vaste stratégie de  maintien de ou au pouvoir, d’un processus opportun de restitution mettant continuellement en  exergue l’incontournable repentance sur laquelle mise les militaires pour faire augmenter les  agios ou crédits de la rente mémorielle. Maintes fois dénoncée par les empêcheurs de tourner  en rond (Daoud a à ce titre plusieurs trains de retard), la perverse option (corrélative à la rente  pétrolière) n’en finit pas d’inhiber l’élan moderniste de l’Algérie. Les ordonnateurs en chefs  préfèrent thésauriser sur les relents haineux culpabilisant à outrance l’ancien colonisateur plutôt que de promouvoir les actes créateurs de l’ingénierie culturelle et industrielle, de faire  entendre la résonnance outre-tombe des voix tues de la Guerre civile enlisées sous les sables  mouvants ou les partitions d’une martyrologie sournoisement orchestrée. 

Houris, ce totem ou « monument dressé en hommage aux victimes », serait, de l’avis  de certains critiques littéraires, une récriture des Mille et une nuits (le salon d’Aube est baptisé Shéhérazade) et ils lui attribuent à ce titre la faculté d’inverser la charge du camouflet que  représentent les lois d’amnistie permettant non seulement une prescription généralisée, mais  de plus aux bourreaux de vivre tranquillement parmi la population silencieuse des déboutés.  Obéissant aux vœux pieux de l’éditeur, les complaisants commentaires de scribes en service  commandé se marient étrangement au poste dans lequel l’ex-président du Rassemblement  pour la culture et la démocratie (RCD), Saïd Sadi, revenait sur la fatwa émise dix années plus  tôt par Abdelfatah Hamadache ; le prédicateur s’en prenait directement à Kamel Daoud, à  l’époque le finaliste du prix Goncourt pour Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014).

En signalant (le 30 juillet 2024) sur sa page Facebook que « le combat de l’écrivain  nous concerne tous », le militant kabyle exprimait un soutien anachronique au profit d’un «  compatriote qui n’a jamais baissé la garde ni cédé à la démagogie ambiante (…), mis son  talent et sa plume au service de l’honneur et de la liberté de son peuple ». L’élogieux rappel  contrastait diamétralement avec la cinglante réplique d’historiens, anthropologues et  sociologues intervenant dans une tribune du Monde datée du 10 février 2016 de façon à rejeter  « les clichés orientalistes les plus éculés » que l’écrivain mis précédemment en exergue à  partir de l’article “Cologne lieu de fantasmes” (in Le Monde, 31 janv. 2016). 

Accusé d’alimenter les divagations « islamophobes d’une partie croissante du public  européen », au lieu d’aider à « comprendre les graves agressions sexuelles » commises le soir de la Saint-Sylvestre en Allemagne, l’ « humaniste autoproclamé livre une série de lieux  communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans ». À la place d’une analyse déconstruisant « les caricatures promues par la droite et l’extrême droite », il prorogeait «  les clichés islamophobes et culturalistes les plus éculés », nourrissait les extravagances « d’une partie croissante du public européen »

La controverse desdits intellectuels s’appliquait à démontrer que la vision  asociologique du born-again Daoud réduisait un espace territorial de plus d’un milliard  d’individus à une entité entièrement dévouée à Dieu, prioritairement aliénée aux prêches islamistes, rattachée ou affiliée à sa primordiale religion et atteinte de surcroît d’un rapport  pathologique à la sexualité. Réactionnaire, l’approche insistait sur la déchéance de réfugiés  déracinés et frustrés qui, une fois arrivés en Europe, n’avaient comme réflexes et alternances que le repli sur soi, un « retour du grégaire » tourné contre la femme européenne réifiée à un sujet malveillant. À l’encontre de leur répréhensible et inadmissible déviance, envies  déplacées ou incontrôlées, le paternaliste Daoud posait un diagnostique préconisant d’imposer  les valeurs civilisatrices du respect aux femmes, une mission rééducatrice disciplinaire à absolument prescrire à des demandeurs d’asile assimilés à de dangereux prédateurs sexuels, à des morts-vivants inadaptés. Ses contradicteurs concluaient que, autrefois « en lutte  minoritaire contre un virulent puritanisme (et) certainement marqué par son expérience  durant la guerre civile algérienne », il se bornait à faire « des islamistes les promoteurs de  cette logique de mort. » et épousait à fortiori en France « une islamophobie majoritaire (et)  généralisée », banalisait les discours xénophobes réactualisant « les mêmes sempiternels  clichés »

Depuis sur la défensive, le visionnaire, l’électron libre et la prétendue vigie d’Algérie  joue sur les fibres de la latente persécution subie pour mieux affirmer que l’ « On m’attaque  car je ne suis ni communiste, ni décolonial encarté, ni antifrançais » (in Le Point, 08 août  2024).Voilà une curieuse défense ou explication tant le parti communiste algérien (PCA), ou  parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), s’est restreint telle une peau de chagrin. Traités de  laïco-assimilationnistes par l’ancien 1er Ministre Belaïd Abdesselam et son protégé, le  ministre de la Culture, Amraoui Habib Chawki (1992-1994 et 1997-1998), ces dits progressistes démocrates ne pèsent plus à l’échelle de l’orientation idéologique, n’exercent plus de rôle phare sur l’échiquier politique algérien. D’autre part, le chouchou des médias  hexagonaux ne peut effectivement pas se dire “décolonial” car l’alléguer, c’est aujourd’hui se  voir traité d’apologue du wokisme, se montrer virulent envers le terrorisme-d’État et le  suprématisme du gouvernement israélien. Seulement, en osant ce type de mise au point,  Daoud risque assurément ne plus appartenir au Point (le magazine de ses périodiques  bulletins). Enfin, comment avoué être “antifrançais” quand on a, en 2020, opté pour la  nationalité française ?

Quand, dans plusieurs interviews ou entretiens, le naturalisé superpose ou mélange les  termes “Chez-nous” (les Algériens) et “Chez-Vous” (les Français), on finit vraiment par se  demander mais, d’où parle-t-il et à qui parle-t-il ? 

En échos à sa création littéraire, qu’espère ou qu’attend Kamel Daoud ? Une  consécration au prix Goncourt parce qu’elle surfe aussi sur l’émotion suscitée à la suite du  pogrom qu’ont scénarisé le 07 octobre 2023 les terroristes du Hamas ? Si c’est le cas, ce genre  de posture polarisante et opportuniste ne trompera pas l’argumentation autonome d’une  critique littéraire française sachant parfaitement nuancer les fracas et dérives morbides du  péril intégriste. 

Stèle manquante érigée en égard, estime ou respect aux exécuté(e)s, éclopé(e)s,  invalide(e)s et oublié(e)s, tombeau pour deux cent mille martyr(e)s, son roman-témoignage  Houris commence par une adresse (Aube se confie à sa fille) et s’enlise dans une allégorie  enténébrée supposée engendrer une profonde analogie, embrume une temporalité étalée sur  trois décennies, celles de la Guerre civile, de la Réconciliation et de la Grossesse. La  chronologie couvrant aussi les trois jours de l’Aïd el Kébir, ou Aïd al Adha (fête religieuse de  juin 2018, décisive pour savoir si Aube optera, au “bout du conte”, pour la mort), le lecteur se  perd dans les méandres et contorsions d’un lyrisme emphatique et laborieux, d’un dispositif  emblématique incluant une brochette de récits (celui d’Aube et de sa mère Khadija, du libraire  Aissa, du pêcheur Mimoune et de sa mère). Scolairement académique et grandiloquent,  pompeux et ronflant, privé de souplesses et de virtuosités scripturales, Houris ennui par ses  longues phrases surchargées, dérange d’emblée à cause d’un extrait coercitif (l’article 46 de la  Charte pour la paix et la réconciliation nationale) laissant penser qu’il faut de l’audace pour  affronter les vérités de la “Guerre civile” (elle dura vraiment de 1992 à 1999), qu’en brisant et  bravant un tabou Kamel Daoud écopera de trois à cinq années de prison. 

Son tapuscrit n’a pas l’apanage du pseudo-courage ; avant lui, des études et  contributions ont visé ou dénoncé le postulat mis en prolégomènes. Malgré l’injonction prohibant l’exploitation, le détournement ou la récupération des blessures de la Guerre civile, des artistes et plasticiens ont exposé des toiles et installations traitant de la problématique,  interrogé sur les planches de théâtres la lourdeur du mutisme et de l’obscurantisme ambiants.

Saâdi-Leray Farid
Sociologue de l’art et de la culture.