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Jean de Maisonseul (1912-1999), Indépendance 1962

Peinture moderne et patrimoine. Une position subsidiaire : la période charnière des années 60 par Anissa Ayad

Article paru sur la revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, Insaniyat, numéro 12 / p.65-75 / 2000, Peinture moderne et patrimoine. Une position subsidiaire : la période charnière des années 60 – Modern painting and patrimony a subsidiary position, the turning point of the 1960’s – Pintura moderna y patrimonio. Una posición subsidiaria : el período clave de los años 60 – الرسم العصري و التراث، موقع ثانوي : حول المرحلة المحورية للستينيات

 

“Toute tapisserie est tissée de laine
et de réminiscences, de mémoire aussi”
Mohamed Khadda

 

Juillet 1962, après le départ des autorités de la métropole coloniale, le nouveau pouvoir algérien organise la transition, légifère, prend possession des “coquilles vides” laissées par l’ancien occupant. L’héritage est massif, couvre tous les domaines de la vie : l’Algérie retrouve un patrimoine ancien ou ce qu’il en reste, et le patrimoine fondé et laissé sur place par la colonisation. Une partie de ce patrimoine relève de la culture.

Ainsi l’Algérie indépendante s’est trouvée devant un choix similaire à celui des hommes de la Révolution française en 1789 : garder ou détruire les traces tangibles de l’Ancien Régime, les symboles de l’oppression ? Rappelons qu’en France, les saisies successives constituèrent aussi pour la nation française un héritage à assumer dans l’urgence alors que la tendances iconoclastes, -“vandalisme”-, se déchaînaient. La trouvaille révolutionnaire du muséum républicain, le Louvre où furent entreposés puis exposés ces biens nationaux culturels, allait permettre de fonder dans la loi et les actes, la notion de patrimoine national.

Il n’y a de paradoxe que dans l’apparence à voir le nouvel Etat algérien adopter dans sa législation le fond et la forme de la loi française de protection des monuments historiques, votée en 1887 et revisitée et étendue en 1913. L’Algérie appliqua ainsi d’en haut, en matière de culture une motion globale de patrimoine national qui évita dispersion, vente, privatisation, émiettement de l’héritage des oeuvres d’art et monumental mais avec les tendances centralisatrices et jacobines hérités du modèle français.

Le paradoxe du patrimoine : conserver pour créer

Dans l’histoire, le musée a été le premier lieu qui a sauvé les oeuvres d’art du passé en les “neutralisant” (avant tout par la désacralisation). Il a été le lieu où l’on a apprivoisé l’histoire. Ce faisant se sont constitués des “dépôts” de l’histoire visible de l’art comme le souhaitait Winckelman au XVIIème siècle au Ruskin au XIXème et qui cherchait à lire “l’autobiographie des nations” dans “le livre de l’art” car il était selon lui le plus digne de foi pour connaître les affinités d’un peuple. Le modèle choisi fut l’archétype du lieu de culture pour la tradition occidentale, le Muséum d’Alexandrie, fondation ptolémaïque de I’Egypte hellénistique. Aujourd’hui, la place du musée dans la cité est un baromètre de l’intérêt pour le patrimoine. Essentiellement conservateur, le musée peut-il intégrer l’art vivant ? Comme pour la notion d’identité à laquelle elle est corrélée, celle de patrimoine peut se définir selon une conception ouverte ou une conception fermé. Le patrimoine comme repli identitaire, comme répétition du même par une éducation qui s’en tient. à la copie, à la reproduction. Ou bien le patrimoine comme école de liberté qui stimule l’activité créatrice.

Le débat n’est pas tranché en Algérie et la dernière décennie a vu des hommes de culture mourir sous les coups d’intégristes refusant radicalement une conception ouverte et moderne de la culture et proposant un modèle exclusif : le mois de mars 1994 vit mourir assassinés Ahmed et Rabah Asselah, le directeur de l’école des Beaux-Arts d’Alger et son fils, et à Oran le directeur du théâtre et dramaturge Abdelkader Alloula.

François Pouillon, spécialiste de l’art en Algérie disait de ces hommes “ils devaient bien être les porteurs devant l’histoire de quelque mission importante”. Sans doute celle de l’ouverture du patrimoine algérien aux valeurs universelles. La vague terroriste a tenté de faire refluer aussi les espaces qui donnaient à voir la dimension la plus moderne de ce patrimoines. “Autre lieu symbolique, à Alger, le Musée des Beaux-Arts du Jardin d’essai était fermé au public et, à cause des risques d’attentats, ses oeuvres étaient mises en caisses, comme au temps de la grande guerre d’Algérie.” (1)

L’arrimage voire l’intégration de l’art moderne au patrimoine algérien est un enjeu culturel. Mais vouloir parler de ce pan de la culture algérienne qu’est la peinture moderne, est déjà une gageure. Hormis quelques personnalités phares, très étudiées, comme Dinet, a-t-on fait l’état des lieux de la création picturale, algérienne ? François Pouillon, le spécialiste de Dinet, donne quelques pistes rapides récemment dans une brève synthèse, en retenant l’idée que l’échange colonial inégal organisée par la métropole en matière de culture comme en d’autres a confiné la création moderne jusqu’à la génération qui va créer dans les années cinquante : Baya, Issiakhem, Khadda, Benanteur, Mesli…

Il reste encore tout à dire pour intégrer l’histoire de la peinture dans le patrimoine algérien (2). Nous nous étions, il y a peu, assignés des priorités et un double plan d’urgence pour entamer ce travail. “identifier, nommer les peintres, suivre leur itinéraire social et artistique, c’est-à-dire élaborer des biographies à partir de sources écrites et de témoignages, pour saisir la dimension éminemment personnelle, singulière de “l’entrée en peinture” des artistes, de ce désir de peindre et de montrer. Pour appréhender aussi la profondeur de “l’aggiornamento” que représente le choix de la peinture de chevalet et la revendication individuelle du statut de peintre. Loin des clameurs, dans le secret, de leur atelier, quelques peintres algériens se risquent au début du siècle et dans l’entre-deux-guerres à une peinture en rupture avec leurs traditions et en opposition à un milieu européen qui leur dénient les “qualités d’âme” requise. Il faudra connaître leurs itinéraires, leurs passages dans les écoles d’art, les musées, les expos et aussi les voyages qui permettent les rencontres et la confrontation avec l’art vivant, ailleurs.”

Le deuxième plan de ce travail devrait être de repérer les oeuvres, et de “reconstituer” en quelque sorte dans la réflexion leurs conditions de production pour entamer enfin une tentative d’interprétation de ces “univers de pures formes”. Le grand historien de l’art Erwin Panofsky emploie l’expression de “récréation esthétique”, pour les différents moments de l’analyse : poser l’objet comme observable, contrôler sans cesse ses intuitions au cours de la recherche, arriver à l’interprétation iconologique.

Saisir la valeur patrimoniale de la peinture moderne, c’est aussi poser la question de l’identité, sans en faire un préalable qui étouffe la recherche. Dans une parution récente sur l’image dans le Monde arabe, une chercheuse – dans un travail comparatif entre plusieurs pays arabes mais qui n’inclue pas l’Algérie -remarque que cette question de l’authenticité (asâla) pèse sur la création et que les peintres du Monde arabe y apportent des réponses souvent contradictoires voire ne veulent plus se situer a priori face à cette problématique : “il est cependant encore difficile de dire si cette tendance parviendra à dominer ou si l’atmosphère générale continuera à imposer dans les pays arabes un art se voulant authentique mais qui tombe souvent dans le lieu commun…” (3).

Le questionnement au milieu du siècle

En Algérie les peintres se sont tous heurtés volontairement ou pas à cette question et de façon différente selon les époques. La grande césure étant ici aussi le moment des luttes pour l’indépendance. Auparavant la domination coloniale polymorphe était pour les artistes, même les moins subversifs, un contre-modèle. Peu l’ont théorisée, mais tous y ont apporté une interprétation plastique, comme si l’œuvre devenait un lieu de condensation signifiante de cette dialectique. La période de la guerre d’Algérie, pour laquelle nous avons étudié de près la production qui s’en inspire, est à ce titre révélatrice des interférences de cette question avec les exigences de la création. Ceux qui n’ont que proclamé l’identité n’ont pas fait un travail de peintre mais de propagandiste. Ceux qui ont réussi leur travail de peintre ont avant tout créé dans une grande implication personnelle avec l’ histoire.

Le miracle est de l’avoir fait avec des moyens et des formes picturales si différentes qui témoignent implicitement de la complexité des liens avec le patrimoine. C’est le cas de Racirn qui resta en marge des luttes et des engagements politiques d’un pan et d’Issiakhem ou de Khadda de l’autre, qui furent des hommes engagés et rebelles à tous les pouvoirs… Ce qui les rapproche, c’est d’avoir été dans ces années-charnières des passeurs d’histoire, d’avoir composé des visions de l’entre-deux (qui dans leur mise en perspective du présent et du passé montrent des choix esthétiques différents, celui de la tradition pour Racim, un expressionisme tourmenté résolument moderne pour lasiakhem ou la non-figuration dans l’apothéose du signe pour Khadda.

En 1963, le poète militant révolutionnaire et théoricien dans le domaine de, la culture Bachir Hadj Ali commente une miniature de Racim, Femmes à la terrasse que le peintre envoya en 1960 à une revue française La nouvelle critique qui, contrairement à la pensée dominante voulait montrer qu’il existait une authentique et riche culture algérienne. “On y voit au premier plan trois belles jeunes femmes prenant le café… richement habillées… La terrasse surplombe la Casbah qui dévale en gradins vers la mer…”. Pour le poète, c’est le “souvenir irrésistible des splendeurs passées que cette oeuvre ramène dans les mémoires. “Il remarque encore que l’on n’aperçoit aucun bâtiment européen. “Dès lors, apparaît mieux la signification du tableau de Racim : les Français n’ont pas trouvé le néant en 1830.” (4)

 


Mohamed Racim, Femmes à la terrasse

 

Ici le patrimoine resurgit dans le fond et dans la forme ; il est savamment et minutieusement représenté et utilisé dans le rêve nostalgique de ce que fût Alger avant la colonisation, splendide et heureuse. Au-delà de l’aspect un peu sucré de la suavité du motif et du traitement plastique qui en reste à des canons très traditionnels de la miniature, la sensation d’un extrême raffinement s’impose comme si le peintre ne cherchait pas seulement à montrer la vivacité des traditions picturales qu’il incarne, mais voulait signifier encore que l’Algérie peut retrouver dans un futur proche un art de vivre (le motif) si elle intègre l’art dans la vie (la raison d’être du peintre). Le recours formel et thématique au patrimoine est bien ressenti commet “une image de marque” selon la fameuse ellipse de Fernand Braudel. Mais ici le peintre propose plus un regard en arrière qu’un dialogue entre le passe et le présent.

Rappelons d’ailleurs que le propos de Bachir Hadj Ali, inauguré par cette évocation de Racim a pour ambition de montrer que la culture nationale de l’Algérie nouvelle doit conjuguer le patrimoine au présent : “nous devons prendre du passé l’héritage valable non pour le contempler mais pour l’enrichir” .… Dans un texte qui veut prouver que parallèlement à l’affirmation et à la lutte du mouvement national, un mouvement culturel s’est levé contre l’oppression, le conférencier trouve nombre d’exemples dans la poésie, la littérature, la musique, le théâtre, considérées comme des manifestations d’un mixte qui se nourrit de culture populaire et de culture savante ou classique.

La peinture qui avait les honneurs de la place inaugurale de la conférence avec Racim est par la suite étrangement absente des développements. Le type même de l’argumentation qui mêlait modernisation et démocratisation du patrimoine culturel laisse sur l’image picturale un blanc. Difficulté à situer l’art moderne en regard du patrimoine. La seule caractérisation que Bachir Hadj Ali tente, c’est de faire entrer l’art de la miniature dans la catégorie d”‘un art d’initiés”. Sorte de fermeture sur soi-même ( “un métier minuscule et infiniment laborieux” dit aujourd’hui François Pouillon) et sur un cercle social restreint qui vaut condamnation dans une perspective de démocratisation de la vie culturelle. L’écrivain ajoute que les chances de survie de cet art ne sont que dans le dépassement de ses formes figées et plus loin il ajoute la dimension d’ouverture sociale qu’il doit acquérir en se transformant.

Dans un texte pourtant subtil et qui sait jouer des contradictions sans les esquiver, (y compris en ce qui concerne. la question de la langue) la peinture trouve difficilement sa place, colonne si elle était en position de subsidiarité, trop “élitiste” – pour employer un terme plus contemporain – pour passer de la partie au tout dans la perspective populiste ou socialisante de cette époque. Toutefois, en guise de conclusion le texte énumère les possibilités ouvertes avec l’indépendance dans tous les arts y compris la peinture. ” Sur le plan de la peinture, nous attendons beaucoup de I’Ecole des Beaux-Arts, maintenant qu’elle se trouve entre les mains d’Algériens, afin que nos artistes assimilent à la fois les techniques modernes et l’apport populaire.”(5)

Pourtant cette étrange alchimie entre patrimoine et modernité avait déjà été concoctée sur la Palette de peintres comme Issiakhem dès avant l’indépendance, Dans une facture résolument avant-gardiste et expressionniste, Issiakhem libère sur la toile les obsessions et les tourments de son histoire, et de l’histoire de l’Algérie. Des figures allégoriques de femmes, les Mères, les Veuves hantent l ‘univers mental et plastique de cet artiste hors du commun.

Louis Golvin, spécialiste des arts traditionnels du Maghreb avait bien vu, il y a quelques années que pour les artistes algériens, peindre dans la guerre ce n’était pas qu’y trouver un sujet puissant d’inspiration, c’était aussi ” crier, sans respect pour les conventions artistiques ce qui a été longtemps contenu et refoulé”(6). Il faisait, d’autre part, une mention spéciale pour l’une des Veuves d’lssiakhem “si saisissante et si émouvante”. Ses autres femmes sont aussi bouleversantes, car ce qui affleure ici, n’est pas le. retour d’un âge d’or idéalisé mais la rémanence de la douleur, de la menace d’anéantissement justement au moment de sa remise en cause historique.

 


Mariage de veufs, Huile sur toile, 71,5 x 58,5 cm, 1972

 

La guerre réactualise le destin tragique jusque dans l’espoir de libération. Pour les femmes d’Issiakhem, rester debout est une lutte Séculaire et une douleur aussi longue, récurrente. Le patrimoine ici est matrilinéaire et la volonté d’exister farouche, déclinée dans toute les toiles de cette époque. “Le poids des matériaux, – pâtes épaisses, empilement de collage, cernes noires – des couleurs de terre – gamme refroidie de bleus poussiéreux, marrons gradués – rendent les silhouettes terreuses et telluriques comme si le monde reposait sur leurs épaules. Les veuves sont les êtres- frontières, elles incarnent la vie dans un présent douloureux, elles sont le trait d’union entre un passé interdit mais résurgent et un présent indécis et obstiné.”(7)

Dans les mêmes années, le travail de Mohamed Khadda constitue un retournement de la problématique identité/création. Son exil volontaire en France dès 1953, lui permet de profiter des derniers feux de l’Ecole de Paris et d’observer toutes les sortes de métissages qui sont à l’œuvre dans l’art contemporain qui n’hésitent pas à s’approprier des patrimoines lointains : influences des masques africains, de la calligraphie chinoise, japonaise, de l’arabesque. Il avait refusé la folkorisation du patrimoine et de la culture algériennes telle que les institutions coloniales la proposaient à toutes les échelles, des écoles des Beaux-arts aux ateliers municipaux de peinture comme celui de sa ville natale de Mostaganem.(8)

Ses Premières œuvres notables faites en France dans la décennie 1953-1963 montrent que son trésor d’images mentales qui stimulent sa création est ancré dans le terroir et les réminiscences des signes-supports de la culture arabe et berbère. Parmi ses œuvres de cette période, retenant Kabylie, Méridien zéro (qui traverse l’Algérie et précisément Mostaganem), Dahra. Déjà, son choix de la non-figuration lui fait privilégier le signe des choses. Et ces signes, il les hisse à lui, homme de son temps. Les plus beaux éloges de son travail sont de ceux qui y virent le travail d’un démiurge : il essaie de “recharner l’arabesque de ses ancêtres ” avait dit Jacques Berque. Jean Sénac avait perçu que Khadda ne retournait pas au passé mais qu’avec lui, le signe remonte “des siècles, des douars reculés”… Mohamed Dib : “pour avoir su de nouveau être le charme de l’élémentaire, il a fallu que Khadda fut (…) un géomancien, celui qui lit les signes dans le sable et qui, surtout, commence par les y tracer (…). Dans les toiles, les dessins de Khadda se donnent à lire ce qui, éternel, confond en lui passé, présent, avenir.”(9)

Chacun de ces regards pénétrants perçoit une image concrète, vivante de l’héritage culturel à qui le peintre redonne vie : la consistance avec le premier, la présence au monde et aux temps nouveaux pour le second, et tout simplement l’existence ici et maintenant pour la troisième. Cette image concrète qui s’impose serait donc la clef des propos mystérieux du peintre qui a toujours obstinément refusé le terme d’abstraction pour son travail et préférait celui de non-figuration.

Le choix d’être un peintre algérien sans folklorisation des racines marque un choix identitaire, que cette période de la guerre va redoubler par la revendication politique. Khadda milite pour l’indépendance de l’Algérie d’une part et la guerre l’obsède à travers des images et des sentiments d’angoisse et de révolte. L’homme a toujours voulu séparer militantisme et création. Il mène les deux de front, mais le sentiment de révolte et la conscience de la liberté ne se partagent pas. On retrouve alors des œuvres directement inspirées par la guerre : rappelant par ses alvéoles cloisonnées les travaux d’un Bissière ou d’un Manessier, c’est l’hommage à Maurice Audin, cet intellectuel algérien, communiste, arrêté par l’armée française, torturé et “suicidé”. On sait depuis les déclarations cyniques d’un général qu’il faut traduire “liquidé”. C’est encore l’envoûtante grande toile Les Qasbahs’ ne s’assiégent pas, écho médiatisé des manifestations de décembre 1960 à Alger et qui semble un hommage aux expériences de Nicolas de Stael. On retrouve avec des factures différentes en toutes deux la force à la fois du dessin géométrique et de l’usage des couleurs, l’étrange équilibre entre la rigueur et les éléments dynamiques. Deux œuvres qui recèlent une grande tension.(10)

 


Les Kasbahs’ ne s’assiégent, Mohamed Khadda, collection du Musée National des Beaux-arts d’Alger

 

Quelles Images patrimoniales de la Révolution ?

Pourquoi l’Algérie indépendante, dans ses musées, ses manuels scolaires, ses expositions n’a pas su montrer la force de ces témoignages à la fois de la Révolution et de la force de la création artistique ? Pourquoi avoir privilégié en matière d’évocation de la guerre des reconstitutions grandiloquentes qui font l’apologie de la lutte, certes mais exclusivement dans le sens d’une mystique de la violence et d’une glorification de la victoire comme cela est traité dans le Musée du Moudjahid, lieu de mémoire indispensable pourtant, mais aux représentations trop explicitement discursives voire déclamatoires ? Pourquoi les manuels scolaires, même ceux qui s’adressent encore aujourd’hui aux jeunes élèves de l’enseignement élémentaire, ne contiennent-ils sur la guerre qu’une iconographie faite d’une succession de photos atroces ? Est-ce la seule façon d’évoquer la guerre ? Que veut-on faire naître dans la mémoire collective ? Une pédagogie, univoque, par cette instrumentalisation des images ne conduit-elle pas à une éducation certes à la lutte mais aussi à la violence, sans contre-partie ? Car les nuances, la complexité de l’histoire sont exclues des productions pensées a priori comme politiques. Pourtant, dès la première grande rétrospective d’art moderne tenue à Alger en 1964 sur “l’Art et la Révolution algérienne”, le ministre qui patronnait l’initiative avait déclaré, que ces œuvres témoignaient de la lutte, de l’horreur mais aussi, qu’elles participaient d’une autre mission, celle de la réconciliation avec le temps, avec soi-même : “l’aube dissout les monstres” avait-il dit eu citant Eluard.

Or, cette initiative fut un autre rendez-vous manqué avec l’art moderne, par le destin minoré du don des peintres du monde entier à l’Algérie indépendante. C’était pourtant l’occasion de faire un bond spectaculaire dans le monde de l’art contemporain. 1e don était généreux, ambitieux puisque les artistes proposaient que ce premier fonds soit la matrice originelle du futur Musée d’art moderne d’Alger et qui devait être aussi le premier d’Afrique.(11) L’Algérie avait donc la possibilité de camper à différentes échelles en précurseur, d’être un phare culturel pour ce continent qui sortait de l’oppression coloniale. Le don était vécu par les donateurs comme un contre-don, une sorte d’action de grâce en remerciement au sacrifice consenti par le peuple algérien à la cause universelle de la liberté. Une réparation symbolique. Des hommes et des femmes des deux rives de la Méditerranée avaient travaillé ensemble pour réunir les œuvres : les critiques d’art Janie Sodberg, Pierre Gaudibert. Raoul-Jean Moulin, les peintres Cherkaoui, Benanteur, Lebel, Viseux, le poète Henri Krea, et pour l’Amicale des Algériens en France, M. Hachlef. Le sentiment internationaliste de l’équipe organisatrice du don était évident, il était aussi universaliste : parler le même langage, celui de la liberté artistique du XXème siècle.

Le don était constitué d’une part d’œuvres inspirées de et nées dans la guerre et d’autre part d’œuvres données par solidarité sans quelles évoquent le conflit mais comme témoins des expériences plastiques de leur époque. Le premier fonds montre la volonté de dizaines de peintres de dénoncer les désastres de la guerre. Beaucoup ont créé en France, en Italie, sous les menaces des autorités (des expos furent interdites, des toiles furent saisies, séquestrées) et surtout dans une quasi-indifférence générale de l’opinion qu’ils tentaient de bousculer en faisant appel à un peuple de France qui peut- être n’existait déjà plus comme force politique cohérente et agissante. Par le don, ces peintres trouvent en Algérie un autre regard et retrouvent la vocation de leur art, créer pour être regardé, révéler à travers leurs subjectivités singulières quelque chose du réel, le philosophe Deleuze a commenté la phrase mystérieuse de Paul KleeVous savez, le peuple manqueen montrant qu’il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore.(12) Dans ce don, l’appel au peuple algérien était un acte de foi dans le regard neuf et curieux d’un peuple existant dans la lutte et dans la liberté reconquise.

 

 


Maisonseul, Indépendance, 1962 – source image

 

Le don et la promesse de musée

Si le don avait servi d’élément déclencheur à la création d’un Musée d’art moderne, en osmose avec la création algérienne moderne déjà fertilisée par la génération de Baya, Benanteur, Issiakhem, Khadda, Mesli et quelques autres, la greffe de l’art contemporain aurait sans doute été facilitée. La présence d’œuvres de peintres aussi importants que Matta, Masson, Lam, Lurçat, Pignon, Cherkaoui…, la représention des “diverses tendances du XXème siècle depuis le cubisme jusqu’aux multiples expériences de l’Art Abstrait, c’est-à-dire tous les enthousiasmes, toutes les angoisses et les ambitions de l’Avant-garde Contemporaine qui se radicalise aux lendemains des deux guerres”, comme l’a si bien exprimée Malika Bouabdallah , était pour l’Algérie une immense chance.(13)

Si l’on prend les premiers textes officiels qui saluent le don, l’on aurait pu croire que le nouvel Etat algérien allait jouer en l’occurrence le rôle de mécène. La date choisie pour l’inauguration de l’exposition de ces œuvres dans la salle Ibn Khaldoun ressemblait fort à un acte fondateur : Le 5 juillet 1964, date anniversaire de la toute jeune indépendance s’ouvrait l’exposition : “L’Art et la Révolution algérienne”. Le rendez-vous symbolique est aussi fort que celui qui avait été choisi en France dans un contexte aussi révolutionnaire par la Convention pour l’inauguration du Muséum du Louvre, le 10 août 1793, jour anniversaire de la prise des Tuileries et de la destitution de la monarchie. La symétrie vaut aussi pour la fonction sociale assignée à l’art, vu dans les deux cas comme un moyen d’éducation primordial pour un peuple libre.

Le discours du Ministre de l’Orientation qui ouvre officiellement l’exposition ce fameux 5 juillet est vibrant d’accents flamboyants, inscrivant le geste généreux dans la lignée des peintres qui eurent au cours de l’histoire une vision de leur art. Discours érudit sans préciosité au ton juste malgré l’emphase, sans doute inspiré et étayé par le savoir artistique et l’engagement sans faille pour la Révolution algérienne d’un homme qui représente alors la permanence de l’institution muséale à Alger, à qui l’on ne rendra jamais assez hommage, Jean de Maisonseul. L’homme qui assura la transition après le départ des responsables institutionnels français, qui réceptionna le don, prit en main les destinées du Musée et de I’Ecole des Beaux-arts et qui se battit avec acharnement pour récupérer toutes les œuvres du Musée des Beaux-arts d’Alger que les autorités françaises avaient “rapatriées” en 1962.

D’emblée le discours d’inauguration rend hommage aux peintres et certifie que “ces oeuvres de l’esprit et du cœur vont faire partie intégrante de notre patrimoine culturel. Une salle leur sera réservée dans notre futur Musée d’Art Moderne ; elles symboliseront pour nous le courage, l’amitié et serviront à resserrer les liens culturels que nous voulons avoir avec tous les peuples épris de justice et de liberté.” On rendit donc hommage à la conscience de ces créateurs, à l’aspect subversif de leur démarche, ce que le poète Alain Jouffroy, qui participa fébrilement aux initiatives les plus risquées en France et en Italie contre la guerre d’Algérie, a appelé “l’individualisme révolutionnaire”. Le discours propose d’ailleurs une belle formule “les artistes et les poètes, une fois de plus, avaient vu juste“. Le discours se fait plus caricatural lorsqu’il s’agit d’évoquer en aval de la création ceux pour qui l’on montre : “Les créateurs (…) montrent somptueusement que la peinture et la sculpture modernes ne sont surtout pas destinées à la délectation bourgeoise. L’énoncé plastique de leur réflexion a une résonance populaire incontestable. Ici foin du maquillage de la sensibilité.”(14)

Le tryptique art/patrimoine/peuple semble ici fonctionner spontanément en boucle comme s’il était question de l’application d’une volonté politique. Pourtant, la fonction sociale de l’art ne se décrète pas, n’est pas une application extérieure, descendue du haut de l’Etat, vers un peuple conçu comme un bloc, sauf dans les régimes autoritaires, quand on veut en faire un instrument de propagande. Mais les Etats ont une responsabilité publique à permettre le partage et la diffusion des biens culturels. En matière d’art contemporain, dans l’Algérie qui sortait de la colonisation, il y avait sans doute un travail spécifique à l’acclimatation d’œuvres issues de l’art international. Les hommes du pouvoir préférèrent user de l’autorité de l’Etat dans la mise sur pied de structures d’encadrement idéologique et politique des artistes, comme l’UNAP qui contribuèrent à dessécher la spontanéité et la fertilité des milieux artistiques et qui servirent non pas à renouer le lien social mais de lieu de subordination à l’Etat- Parti de façon quasi-organique.

Il est sans doute plus facile d’éblouir que de favoriser l’éducation artistique. Après Ie moment de fusion que représenta la réception du don, moment où tout paraissait possible, le désir de Musée d’art moderne, présent dans le geste des donateurs, dans la phraséologie politique qui l’accompagnait, fit long feu, dissolvant dans le même naufrage la légitimation spirituelle et esthétique de l’accès à la modernité que le projet portait en lui. Créer un musée d’art moderne, c’était créer une boucle de rétroaction inscrite dans la durée, qui aurait assurée la publicité de l’art et inversement permis d’élargir l’accès du public à l’esthétique moderne en diversifiant et singularisant les lieux d’éducation du regard. C’était aussi contribuer à conjuguer le patrimoine des arts plastiques à différentes échelles, de l’algérien à l’universel dans une confrontation stimulante et féconde. Si la fondation d’un musée est toujours un acte politique, son désistement aussi. Finalement le don devint une collection du musée des Beaux-arts d’Alger.

Etrangement l’Algérie garda le système des Beaux-Arts” tel que la France de la troisième République l’avait consolidé au point de le rendre intangible pendant des décennies et malgré la révolution artistique que connut la France dès le XIXème siècle. Contre les parlementaires tenant d’un art officiel, académique, timoré, les peintres eux-mêmes, leurs associations, des revues d’art, des poètes, des amateurs qui firent des dons et legs, des conservateurs aventureux, bref, les groupes sociaux qui portaient cette nouvelle demande sociale, luttèrent pour imposer l’art vivant dans les musées à la fin des années trente avec la construction à Paris des deux musées dans le Palais de Tokyo.(15)

En Algérie, quelques années après l’indépendance, l’un des peintres algériens les plus inventifs. Mohamed Khadda, dans un essai sur l’art moderne en Algérie, “Eléments pour un art nouveau”, ressentait ce manque, voire ce dépérissement : “Ce peuple qui allait s’approprier nos peintures en les consommant, ces foules d’où allaient sortir des noyaux d’amateurs se sont amenuisés au fil des ans. Ce que nous prenions pour de l’intérêt n’était que curiosité éphémère qui, faute d’avoir été cultivée, s’est éteinte. (…) Il aurait fallu, pour obtenir une initiation plus1 conséquente, une organisation plus sérieuse et des moyens énormes, en un mot une politique de la culture.”(16)

Autant d’éléments qui montrent la difficulté pour le nouveau pouvoir à œuvrer pour concilier réellement l’intégration de l’art moderne dans le patrimoine et favoriser le passage de ces expériences artistiques dans la société. Pourtant comme les poètes, les peintres sont des inventeurs du présent et des passeurs d’histoire.

Anissa Bouayed

 

 

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Notes

1 – POUILLON, François.- Echange agonistique et marché des valeurs artistiques : situation de la peinture en Algérie.- In L’image dans le Monde arabe.- Paris, CNRS éditions, 1995, article.- p.p. 163 à 174.

2 – Le développement qui suit, condense les hypothèses de départ d’un projet de recherche sur l’histoire de la peinture moderne en Algérie au XXème siècle, mené conjointement par Bénamar MEDIENE et Anissa BOUAYED.

3 – NAEF, Sylvia.- L’expression iconographique l’authenticité (asâla) dans peinture arabe moderne.- In L’image dans le monde arabe.- Op. cité.- article.- p.p. 125-139.

4 – HADJ ALI, Bachir.- Culture nationale et Révolution.- Texte intégral de la conférence prononcée à Alger le 30 mars 1963.- 24 p.

5 – Op. cité.- p.p. 22-23.

6 – GOLVIN, Louis : article de l’annuaire de l’Afrique du Nord : les tendances actuelles de la peinture en Algérie.

7 – BOUAYED, Anissa.- l’Algérie dans la guerre et ses peintures.- Paris VII.- article des cahiers du GREMANO, n° 16, Laboratoire SEDET, CNRS.

8 – Entretien avec Najet KKHADDA, Montpellier, juin 2001.

9 – Catalogue KHADA dix après, Centre culturel algérien, Paris, 2001.- 40p.

10 – Les deux toiles appartiennent à la collection du Musée des Beaux-Arts d’Alger.

11 – Entretiens avec Abdallah BENANTEUR ; Raoul-Jean MOULIN ; Jean-Jacques LEBEL.- Paris, 1994.

12 – DELEUZE, Gilles.- Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence prononcée à la Femis, le 17 mars 1987.- In la revue Trafic.

13 – Conférence prononcée à l’occasion du vernissage de l’exposition : L’art et la Révolution algérienne, 5 juillet 1963, Alger, texte ronéoté.

14 – Voir les analyses de Gérard MONIER : L’art et ses institutions en France.– Paris, Gallimard, folio, 1995.

15 – Voir les analyses de Gérard MONIER : L’art et ses institutions en France.- Paris, Gallimard, folio, 1995.

16 – KHADDA, Mohamed.- Eléments pour un art nouveau.- Alger, Unap. 1972.- 76 p.