“Ce texte est la préface d’un livre paru aux éditions Obsidiane en 1988 : Prisonniers, mendiants, aveugles et bergers, album de trente dessins. Ami d’enfance de Camus et de Max-Pol Fouchet, Jean de Maisonseul (1912-1999) est aussi lié aux poètes Jean Sénac, Lorand Gaspar et François Cheng. Partisan de la Trêve civile en Algérie en 1956, il sera le 1er conservateur du Musée des Beaux-Arts d’Alger après l’indépendance. René Sintès, jeune peintre prometteur né à Alger en 1933, partage avec Albert Camus et Jean de Maisonseul un même désir de nouer un dialogue interculturel, l’artiste peintre sera enlevé par l’OAS en 1962, à 29 ans, il paiera de sa vie son engagement pacifiste. C’est son épouse, secrétaire-documentaliste à l’ambassade américaine d’Alger qui dactylographie en 1956 à l’hôtel Saint George (actuellement El Djazaïr) le manuscrit de l’appel à la trêve écrit par Camus.
L’engagement du groupe d’amis anticolonialiste, notamment Charles Poncet, Jean de Maisonseul, Louis Miquel, Emmanuel Roblès, Albert Camus, René Sintés, Louis Bénisti, en concertation avec des dirigeants musulmans notamment Ferhat Abbas, Mohamed Ledjaoui, Amar Ouzegane, Boualem Moussaoui, Mouloud Amrane ainsi que d’autres libéraux européens et musulmans avec lesquels ils forment le « Comité pour une Trêve Civile » se solde par une rencontre dans l’édifice du Cercle du Progrès ou Nadi El Taraqqi , le à Alger.
Jean de Maisonseul sera arrêté pour atteinte contre la sûreté de l’Etat, est interné à la prison Barberousse (actuellement Serkadji) pendant quelques semaines en 1956. Albert Camus milita pour sa libération, « Il faudra de toute nécessité m’arrêter aussi », écrit-il dans Le Monde, jusqu’à sa libération provisoire le ien qu’il se soit éloigné du débat politique, Albert Camus défendra les militants nationalistes algériens condamnés à mort, mais sans rendre publique ses interventions, Michel Onfray lors la parution de son essai “L’Ordre libertaire : La Vie philosophique d’Albert Camus”, en janvier 2012 aux éditions Flammarion, affirma à plusieurs reprises le rôle d’Albert Camus en faveur des condamnés à Mort du FLN.”
Tarik Ouamer-Ali
” Étendu il glisse dans l’étroite canalisation, porté, roulé, par les eaux blanches, étiré, à plat ventre, jambes accolées, bras projetés, mains jointes, tournoyant, déployé, comprimé par les parois – buses d’irrigation – il glisse, toujours plus étendu à travers un liquide fade ; virant de très loin, le mouvement se ralentissant, il est tiré vers une faible clarté à l’infini du cylindre, point brillant, le rayon l’aspire, l’appelle en ondes plus vives, succions précipitées irradiant la cavité de lumière ; à plat ventre, bras en avant, mains jointes, jambes accolées, il est projeté sur un banc sous la voûte éblouissante de chaux blanche – cave de BARBEROUSSE (1)– pourquoi ces ronds noirs ? Il tente de se lever en s’adossant au mur de la salle vide coupée par une diagonale de soleil à travers les barreaux, dehors vibre la tension du beau temps, il doit être midi. Très loin des chocs métalliques, puis des glissements d’espace animent, silencieux, les taches d’humidité des murs où s’ouvrent deux fois deux yeux palpitant entre les longs cils noirs – tendres regards – la bouche sèche, le feu de la piqûre sous l’épaule, il demande toujours de l’eau, découvrant les deux visages effrayés – mains tremblantes sous le robinet, pieds nus sur les dalles – nul autre bruit que celui du filet d’eau dans le verre : jeunes prisonniers algériens, jumeaux et muets, déguisés en infirmiers dans leurs blouses d’anges ? – Présence du bonheur – Ils le conduisent à un gardien qui le ramène à la salle commune des européens.
Dans les années 55 à 60 j’avais peint des grandes trames
d’ombres qui étaient la ville – ALGER – ville tragique
dont les clairs-obscurs paraissaient annoncer des
personnages : prisonniers, mendiants, aveugles et bergers,
ceux-ci prirent corps en 61 et 62 dans les dessins
présentés ici. J’ai connu BARBEROUSSE en mai 1956.
L’heure de la soupe est passée. Il déroule la paillasse pour s’étendre, fumant les cigarettes que les uns et les autres lui font parvenir – les communistes groupés dans une autre cellule sont les mieux pourvus – on lui dit qu’il a été piqué contre la variole, le typhus et le choléra – peut-être aussi contre la peste et la rage ? – qu’il s’est évanoui, que cela arrivait toujours, qu’il allait avoir la fièvre. Allongé, un mouchoir noir sur les yeux, il entend le tintement d’une tasse invisible posée à son côté comme le jour de son arrivée : café chaud, couvertures grises coupées et roulées en mèches – alcool ou pétrole ? – à tant de cigarettes la tasse, le quart, le litre. Il n’est plus contre les chiottes, on a déplacé la paillasse contre la haute grille intérieure, l’épaule se durcit, le feu se calme, les eaux blanches le portent à nouveau étendu : flotte le navire, il dérive tirant sur ses chaînes, balançant les prisonniers dans l’ombre et la profondeur ; passerelles de fer, monde clos, refermé sur les bruits, les échos, les vibrations métalliques ; plus bas, dans les soutes les condamnés à mort, sur les coursives les cellules des algériens, ici, les droits communs européens, il n’y a pas de régime politique, seuls les communistes sont isolés ; tous emportés, roulés, branlés dans le sommeil dérivant avec toi. Tout à l’heure à l’infirmerie tu as vu Moussaoui, à plat ventre sur une table, le dos entièrement marqué de brûlures de cigarettes, tu t’approches, très vite sans lever la tête ni te regarder, entre ses dents : CONSIGNES PASSÉES… DOUZE CENTS PRISONNIERS… GRÈVE DE LA FAIM… SI ON TE TOUCHE UN CHEVEU… SALUT JEAN – il fut conduit dans une autre salle pour la piqûre.
Prisonnier au cachot – 23.VII.61. (source)
Ces dessins sur des planches de bristol de 0,65 sur 0,50
ont été faits à c aux encres typographiques, encres
frottées au pinceau, au chiffon, étendues au doigt ;
griffées à l’ongle, dessinées à l’allumette taillée ; le trait
s’articulant entre l’ombre et la lumière, le sujet se
propose à la naissance des taches, piégé au hasard, livrant
un personnage où plusieurs que je reconnaissais parmi
ceux qui m’entouraient dans cette déchirure du temps.
Monsieur CATHÉDRALE sur son grabat offre un bouquet de roses sur sa poitrine entre des poils noirs, des serpents enroulés autour des bras, se retournant il découvre la grande crucifixion du dos avec, de part et d’autre, deux femmes nues jambes croisées. La tête penchée sur un livre, des rides profondes marquant la lassitude de la bouche, il ne parle à personne. Déjà à ton arrivée tu t’étais approché tentant de voir ce qu’il lisait, à son regard tu as compris que cela ne se faisait pas. OUALIKEM, le prévôt, l’ancien héros des stades de football, veille sur l’ordre et la propreté de la salle commune.
Plaine d’Orléansville, buses d’irrigation, chenilles tronçonnées avant d’être posées dans les tranchées – terres rouges et grasses – à travers les buses le ciel, le feu : la piqûre de l’épaule, les eaux tournantes et lourdes…
Les deux petits espagnols assis par terre tapent les dames, visages tendus, yeux droits : NON C’EST PAS NOUS QU’ON A COUPÉ LA TÊTE DU TAILLEUR ON A COURU À LA CARRIÈRE JAUBERT LES BILLETS Y ÉTAIENT DANS LE JOURNAL SUR L’ÉTAGÈRE IL A PAS OUVERT LA PORTE ON A PASSÉ PAR LA FENÊTRRE DANS LA CHAMBRE À CÔTÉ Y CRIAIT LE MILICIEN ON A COURU AU FRAIS VALLON SOUS LA PIERRE À LA CARRIÈRE JAUBERT LES BILLETS Y ÉTAIENT PLUS LA TÊTE ON L’A TROUVÉE SOUS LE PONT DU BEAUFRAISIER DANS LE PAPIER JOURNAL Y FAISAIT TAILLEUR À ORAN L’ARGENT ELLE ÉTAIT AUX RÉFUGIÉS ESPAGNOLS IL L’A VOLÉE Y S’EST SAUVÉ À ALGER IL AVAIT PEUR LE MILICIEN IL A TROUVÉ PANTHÉON LE NOIR Y SAVAIT L’ADRESSE IL A ÉCRIT LA LETTRE DANS LA PETITE PORTE DE L’USINE À BASTOS – un, deux, trois, soufflé – NON C’EST PAS VRAI ON A COURU D’ABORD À LA CONSOLATION – NON C’EST PAS VRAI ON A PAS ÉTÉ AU BEAUFRAISIER C’EST AUTREFOIS – OUI L’ARGENT ELLE ÉTAIT AUX RÉFUGIÉS ESPAGNOLS LE MILICIEN Y NOUS L’A DIT C’EST UN VOLEUR IL A COUPÉ LA TÊTE AU TAILLEUR – ATTENTION TU FAIS À PANTHÉON Y CAFARDE – un, deux, trois, Dames ! –
La salle bouge, ils tournent, usant les heures par petits groupes opposés, les riches et les pauvres, ceux qui font laver leur chemise pour deux cigarettes, ceux qui cantinent, ceux qui reçoivent des colis, des lettres, ceux qui n’ont rien ; marchant, tournant, ouvrant leurs petites valises de tôle, pliant, rangeant les mêmes hardes, montrant les mêmes papiers, les mêmes photos – le juif assure les commissions entre ceux qui ne se parlent pas, ceux qu’on ne connaît pas, les sans noms qui arrivent on ne sait d’où, qui repartent on ne sait où – tous coincés, une quarantaine, petits voleurs, petits truands, petits maquereaux, petits assassins, tous innocents, ils crient leur innocence : ce ne sont pas eux, ce n’est pas moi, c’est l’autre, l’étranger, celui qui le poussait, qui le recouvrait du voile noir au moment de l’acte, ce ne sont pas eux ; maintenant, dans la distance, ils ne se reconnaissent pas, dans une logique simple ils n’ont rien à voir avec cela, ce ne sont pas eux, ce n’est pas moi, ce sont les autres, l’autre, tous innocents ! Ils recomposent sans cesse l’histoire, formée et déformée, d’un instant insaisissable, fuyant dans le temps du voleur ou de l’assassin, reconstruisant des machinations aussi incertaines que celles qui ont déjà raté, ils ne peuvent échapper à ce dédale même en rêvant la belle. Tous marqués pour toujours par une enfance douloureuse, cachée, secrète, oubliée de parents affreux, ivrognes ou obscènes. Cette brisure primordiale qui fait l’homme, s’ouvre, se met à béer chez le délinquant, l’artiste, le fou, elle les fait frères en douleur ; seul l’artiste a la possibilité de se libérer par l’œuvre, les autres tentent de colmater, de cacher cette fissure sous les lois, les principes et les tabous ; pour certains la révolte devient une nécessité salvatrice, la foi ou l’amour sont plus rares. Brisure que tu avais su lire autrefois dans les signes inscrits sur les faces des galets ramassés au bord des criques du CHENOUA, au pied des falaises, brisure qui fait toujours la ligne droite coupée par la diagonale, celle de l’éclair donnant vie et mort.
Dans la grande salle les deux articles du MONDE (2) dans lesquels CAMUS exigeait ma libération ou demandait à me rejoindre à BARBEROUSSE passaient de main en main, ils avaient été pliés dans un paquet de cigarettes glissé dans ma poche par le jeune gardien algérien, l’ami de MALIKA, avec un signe de MIREILLE. Il est difficile de s’isoler dans une salle commune, à peine parcourus les articles s’envolent jusqu’à Monsieur CATHÉDRALE, il les lit deux fois, se lève, la main tendue : MONSIEUR, L’AMITIÉ ÇA C’EST BEAU – récitant plusieurs passages de l’HOMME RÉVOLTÉ.
En juin 1964 la plupart des dessins reproduits dans cet
album furent exposés à la Galerie 54 animée par Jean
Sénac avec un catalogue préfacé par Amar Ouzegane qui,
déjà, en 1938 faisait partie de l’équipe Jean-Pierre Faure
et Albert Camus à Alger Républicain. Nous l’avons
retrouvé en 52 aux Amis du Théâtre Arabe et en 56,
encore avec Camus, à l’Appel pour une trêve civile en
Algérie. Rédacteur de la Plate-forme de la Soummam,
prisonnier à Fresnes, puis ministre, Ouzegane connut
l’exil, la dissidence et la paix intérieure. Il disait de l’un
de ces dessins : « À trente ans de distance, je retrouve
dans l’Envoyé les caractères nobles du mendiant aveugle,
à la barbe blanche et à la gandourah immaculée. Sa
dignité presque surnaturelle, son port altier n’inspiraient
pas la pitié mais le respect, aux yaouleds chahuteurs ;
c’était notre voisin de la haute Casbah. À ses fils qui lui
reprochaient de les déshonorer (l’aîné a émigré à
Philadelphie), il répondait comme un philosophe : “En
recueillant l’aumône je reçois la part qu’Allah réserve à
l’aveugle qui ne peut travailler.” »
Source dessins : lien
À la fin du jour les projecteurs s’allument pour la nuit : la réverbération des voûtes blanches intensifie la dureté de l’espace coupé par les grilles encore plus noires ; la prison vibre dans les rondes des gardiens sur les passerelles de fer, les chocs métalliques se répercutent entre les bruits de moteurs lointains. Bandeau sur les yeux, tu glisses sur les eaux blanches et plates dans une durée incertaine, suspendu entre ces courants qui t’emportent : cet instant de bonheur est-il si loin ? – Brusquement les bourdonnements se précipitent, s’amplifient, se rapprochent de plus en plus puissants, mécaniques tournoyant rageusement, variant de hauteur, dominant tout l’espace ; la prison est debout, réveillée, cliquetis métalliques, portes de fer frappées, langage rythmé très vite sur les barreaux répercuté par les voûtes, les gardiens courent, surgissent avec des mitraillettes, la prison crie : LES HÉLICOPTÈRES SONT SUR LA CASBAH – l’amplitude des pales s’éloigne, revient, s’établit dans l’attente et l’angoisse des girations assourdissantes, soutenues par l’alternance des vrombissements, la ville est morte, pas de cris, pas de coups de feu – L’ANGOISSE, CE MINUIT, SOUTIENT, LAMPADOPHORE (3)– le vol de cette masse sonore monte et descend, les spirales tournoyantes creusent les tympans et les crânes à l’éclatement de la tension, les cris et les youyous des femmes fusent sur les terrasses ; LES PARAS CERNENT LA CASBAH – la prison vacille devient une conque de résonance, du côté des condamnés à mort, entre les vagues des hélicoptères, nous entendons les grilles secouées, des ordres, des injures, des pas rapides recouverts sous de nouvelles vagues – DE SCINTILLATIONS SITÔT LE SEPTUOR (4) – on hurle d’une oreille à l’autre que la Casbah se révolte : C’EST LA LIBÉRATION – mais continue la ronde des pales. Dans le ciel de la prison sont les paras ils courent, ils enfoncent les portes des maisons, fouillent les chambres, crient les femmes, les enfants, pleurent les petites filles aux mains et au pieds de henné – PAPIERS, PAPIERS – fuient les hommes, traînent les étoffes dans les escaliers, pleurent les vieillards en prière, crient les filles dans les petits bordels de la rue KATAROUDJI – rue des Quatre-Rougets écrivait le tirailleur à son amour – courent les messages de terrasse en terrasse – PAPIERS, PAPIERS – se referment les caches, courent les hommes, ils s’enfoncent sous terre par les caves, les souterrains de BARBEROUSSE, les sapes, les boyaux, les égouts coupant et recoupant toute la Casbah, les chefs brillent près des imprimeries clandestines, des dépôts d’armes, des postes de transmission, partout courent les fils, ils enroulent les racines des figuiers autour des puits, l’eau remonte dans les fontaines, elle jaillit l’eau de la liberté :
HABITANTS DE LA CASBAH CERNÉS, TRAQUÉS, TORTURÉS, PRISONNIERS, MENDIANTS, AVEUGLES ET BERGERS BUVEZ L’EAU AVANT QU’ELLE SOIT AMÈRE, C’EST À L’AUBE QU’IL FAUT BOIRE L’EAU DE LA LIBERTÉ.
MAISONSEUL
CUERS
août / sept. 1987
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Source : Revue de littérature : “SECOUSSE”.
Novembre 2015. Éditions Obsidiane.
Jean de Maisonseul à droite avec Hamid Tibouchi en 1997
Notes
1 – Prison civile d’Alger aux abords de la haute Casbah.
2 – Albert Camus, Lettre au Monde du 29.5.56 et du 3/4.6.56 in Actuelles III (Les Essais ‒ La Pléiade, Gallimard, 1975).
3 – in Ses purs ongles très haut… Stéphane Mallarmé (La Pléiade p. 68-69, Gallimard, 1945).
4 – idem.