Voici un extrait de l’interview du philosophe Bernard Stiegler, que vous pouvez visionner en bas de l’article, et qui porte sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles — sociales, politiques, économiques, psychologiques — portées par le développement technologique, et notamment les technologies numériques*
« (…) Les réseaux ouvrent le monde vers une dé-massification, la reconstruction d’une intelligence collective, d’une réhabilitation des singularités et d’une possible rupture avec une époque (…) Depuis, beaucoup de choses ont changé. C’était dans les années 90, le web est devenu accessible au public en 1993, il y a 25 ans. Depuis, il a été totalement dénaturé. Il y a eu d’incroyables transformations qui auraient dû orienter l’Europe vers de nouvelles politiques, les industries culturelles, l’éducation, etc.
(…) Elle ne l’a pas fait. Les investissements qu’elle avait faits sur le web ont été récupérés par la Silicon Valley qui a totalement dénaturé tout ça, à partir de 2007, 2008. Le smartphone d’une part et le réseau social d’autre part, Facebook, ont totalement changé.
(…) L’Europe n’a pas fait de politique culturelle, c’est dû à une crétinisation de l’Europe par le lobbying américain.
(…) Quand j’étais à l’INA, je représentais les intérêts français dans l’audiovisuel, vu depuis la puissance publique française. J’ai participé à des groupes d’élaboration de ce qu’on appelle PCRD (Programme Cadre de Recherche et Développement). Et j’ai vu le nombre de lobbyistes anglais ou américains qui sont installés là-bas (à Bruxelles) et qui expliquent qu’il ne faut pas faire ceci et faire cela, et expliquent exactement qu’il ne faut pas faire ce que l’Amérique fait mais ne dit pas.
(…) En charge des notes gouvernementales sur l’audiovisuel, les études de l’audiovisuel faisaient partie de mes attributions. En reprenant une étude d’un américain, Robert J. Shiller, qui montrait que l’armée américaine avait investi 1000 milliards de dollars dans le multimédia en 20 ans. Et pendant ce temps-là, les Américains disaient : il ne faut pas que la puissance publique s’occupe d’avoir une politique industrielle, c’est le marché qui devrait le faire, mais en Amérique, ce n’est pas le marché.
En 1964, Robert Rauschenberg devient le premier artiste américain à remporter le Lion d’Or à la Biennale de Venise, ce qui provoque plusieurs crises d’étranglement en Europe. Ce fait historique est traditionnellement interprété comme le signe du transfert de la capitale des arts de Paris à New York, l’un des enjeux de la guerre froide culturelle à l’époque : destituer Paris. Symboliquement, les œuvres de Robert Rauschenberg exposées à Venise ont été acheminées par la Navy, un acte de guerre en soi. La victoire de Rauschenberg à Venise changea les structures du milieu de l’art ; si auparavant, il fallait de l’argent pour acheter de l’art, désormais, on achète de l’art pour faire de l’argent.
(…) Google, par exemple, n’est pas sorti du marché, il n’y avait pas de marché pour Google justement. Google est sorti de 50 ans d’investigation de l’armée américaine dans les technologies de l’information, de la notation et des liens hypertextes, etc.
(…) Il y a une capacité de storytelling en Amérique du Nord qui est absolument inouïe, qui a été un énorme investissement depuis Edouard Bernays en 1917, qui a lancé cette vision, passant par les théories de son oncle Sigmund Freud.
(…) Tout ce qui a fait la stratégie de développement des États-Unis, c’est le débat en 1912 au Sénat américain. Quel est le sens du cinéma ? Quelle importance faut-il accorder au cinéma ? Un sénateur dit la chose définitive : « le cinéma, c’est le commerce », si on a une industrie du cinéma, on contrôlera la consommation, la production, etc. C’est ce qu’ils ont fait.
(…) Les investissements publics, ce n’est pas directement des marchés, c’est ce qui rend possible les marchés. C’est en amont des marchés, c’est de la méta-économie. Aux États-Unis, ce qui fait cette politique, c’est l’armée, je ne dis pas qu’il faut passer par l’armée, d’ailleurs il n’y a pas d’armée européenne, c’est ce qui la rend peu crédible.
(…) L’armée est considérée comme stratégique en dehors de tout cadre ordinaire, c’est la protection de la nation, ça permet aux États-Unis d’avoir d’énormes capacités de recherche. Moi-même, j’ai eu des financements de l’armée américaine. Je n’arrivais pas à faire financer des travaux sur des réseaux sociaux alternatifs et bien c’est l’US Navy, le service secret de l’US Navy, qui a financé 02 post-docs, c’est absolument incroyable, je n’arrivais pas à obtenir un centime de l’état français ou de l’Europe. L’Europe est totalement crétinisée sur ces questions ».
Diffusée le 17 janv 2018.
L’Interview de Bernard Stiegler 1h 10mn 27s
Bernard Stiegler n’était pas “destiné” à devenir philosophe. Après une scolarité assez brève, il enchaîne différents métiers, serveur, employé de bureau, ouvrier agricole, éleveur de chèvres, propriétaire d’un bar. Il braque une banque pour renflouer son bar, est arrêté et condamné. Il passera cinq années pleines dans les centres de détention de Saint-Michel à Toulouse puis au Muret, de 1978 à 1983. Sorti de prison, il rencontre Jacques Derrida qui dirige sa thèse sur “La technique et le temps”. Tout en exerçant d’importantes responsabilités institutionnelles (IRCAM, Centre Pompidou), Bernard Stiegler ne cessera plus de travailler sur les contradictions, les dangers, mais aussi les possibilités inhérents à la prolifération technique dans un monde mis gravement en danger aussi bien sur le plan écologique que sur le plan politique.